3
I
PELL, SECTEUR VERT NEUF ; 8/1/53 ; 1800 HEURES.
Des bruits couraient dans le secteur Vert, mais il n’y avait pas de signes de fermeture, pas de fouilles, pas de crise imminente. Les soldats allaient et venaient aux endroits habituels. La musique résonnait dans les bars du dock et les soldats en permission se détendaient, buvaient, parfois manifestement ivres. Josh, sur le seuil de chez Ngo, regarda prudemment dehors et rentra précipitamment en apercevant une patrouille manifestement de service, dans le couloir, soldats en armures, sobres et aux intentions précises. Cela l’inquiéta, comme le faisaient tous les événements comparables, lorsque Damon était absent. Il subissait l’attente dans la cachette, son tour de transpirer toute la journée dans la réserve de chez Ngo, ne sortant dans la salle qu’aux heures des repas… mais c’était l’heure du dîner, et tard, et il commençait à se faire beaucoup de souci. Damon avait absolument voulu sortir la veille et ce jour-là, suivant des pistes, cherchant des contacts… parlant aux gens et prenant des risques.
Josh fit nerveusement les cent pas, se rendit compte qu’il marchait de long en large et que Ngo, derrière le bar, le regardait en fronçant les sourcils. Il tenta de se calmer, finit par gagner naturellement l’alcôve, passa la tête dans la cuisine et demanda son dîner au fils de Ngo.
« Combien ? » demanda le jeune homme.
— « Un, » répondit-il. Il avait besoin d’une bonne raison de ne pas quitter la salle. Il se dit que, après le retour de Damon, il pourrait demander deux autres parts. Leur crédit était bon, le seul confort de leur existence. Le fils de Ngo agita une cuiller dans sa direction, lui faisant signe de sortir.
Il gagna la table habituelle et s’assit, fixant à nouveau la porte. Deux hommes étaient entrés, rien d’exceptionnel. Mais ils regardèrent autour d’eux, puis se dirigèrent vers le fond. Il rentra la tête dans les épaules et tenta de se dissimuler dans l’ombre ; des types du marché noir… peut-être des amis de Ngo, mais leur attitude l’inquiétait. Et ils s’arrêtèrent près de sa table, tirèrent une chaise. Il leva la tête, méfiant, tandis que l’un d’eux s’asseyait et que l’autre restait debout.
« Talley, » dit celui qui s’était assis ; un visage jeune, dur, avec un cicatrice de brûlure à la mâchoire. « Vous êtes Talley, n’est-ce pas ? »
— « Je ne connais pas de Talley. Vous faites erreur. »
— « On voudrait que vous sortiez un moment. Venez jusqu’à la porte. »
— « Qui êtes-vous ? »
— « Il y a une arme braquée sur vous. Je vous suggère de bouger. »
C’était le cauchemar longtemps attendu. Il se demanda ce qu’il pouvait faire, ce qui revenait à se faire tuer. Des hommes mouraient quotidiennement, dans le secteur Vert, et le seul service d’ordre était les soldats, dont il ne voulait pas. Il ne s’agissait pas de Mazianni. C’était autre chose.
« Allez ! »
Il se leva, s’éloigna de la table. Le deuxième homme le prit par le bras et l’entraîna vers la porte, vers la lumière plus vive du couloir.
« Regardez là-bas, » dit l’homme qui se tenait derrière lui. « Regardez la porte qui se trouve exactement de l’autre côté. Dites-moi si je me suis trompé de personne. »
Il regarda. C’était l’homme qu’il avait déjà vu, celui qui le surveillait. Sa vision se brouilla et il fut pris de nausées, réflexe conditionné.
Il connaissait l’homme. Son nom ne lui revenait pas, mais il le connaissait. Son escorte le prit par le coude et le conduisit vers lui, de l’autre côté du couloir et, comme l’autre avait disparu, le fit entrer dans la salle obscure de chez Mascari, dans les effluves mêlées d’alcool, de sueur et de musique tonitruante. Des têtes se tournèrent vers lui, celles des clients du bar, qui le voyaient plus distinctement que ses yeux non encore accoutumés ne pouvaient les voir, et il fut pris de panique, non seulement parce qu’il craignait d’être reconnu, mais surtout parce que cet endroit avait quelque chose de familier, alors qu’il aurait dû tout ignorer de Pell, pas de cette manière, pas après l’abîme qu’il avait franchi.
On le poussa vers le coin gauche de la salle, vers un box fermé. Deux individus l’y attendaient, un homme entre deux âges, manifestement épuisé, qui ne lui disait rien… et l’autre… l’autre…
Il fut pris de nausées, les effets du conditionnement. Il saisit le dossier d’une chaise en plastique et s’y appuya.
« J’étais sûr que c’était toi, » dit l’homme. « Josh, c’est toi, n’est-ce pas ? »
— Gabriel ! » Le nom jaillit de son passé muré et des structures entières s’effondrèrent. Il vacilla, revoyant son vaisseau… son vaisseau et ses compagnons… et cet homme… cet homme parmi eux…
— « Jessad, » corrigea Gabriel, lui prenant le bras et le regardant bizarrement « Josh, comment se fait-il que tu sois ici ? »
— « Les Mazianni. » On le tira dans l’intimité de l’alcôve, derrière le rideau, dans le piège. Il se retourna partiellement, constata que les autres lui coupaient toute retraite et, quand il se tourna à nouveau, put à peine distinguer le visage de Gabriel dans l’ombre… comme sur le vaisseau, quand ils s’étaient séparés… quand il avait transféré Gabriel sur le Hammer de Blass, près de Mariner. La main de Gabriel se posa doucement sur son épaule, le guida vers une des chaises de la petite table ronde. Gabriel s’assit en face de lui et se pencha en avant.
— « Ici, je m’appelle Jessad. Ces messieurs… M. Coledy et M. Kressich… M. Kressich appartenait au Conseil de la station, quand il y avait un Conseil. Si vous voulez bien nous excuser, messieurs, je voudrais m’entretenir avec mon ami. Attendez dehors. Veillez à ce qu’on ne nous dérange pas. »
Les autres sortirent et ils restèrent seuls dans la faible lumière d’une unique ampoule. Il ne voulait pas être seul avec cet homme. Mais la curiosité le poussa à rester, davantage que la peur de Coledy, une curiosité avec un pressentiment de douleur, comme lorsqu’on pense à une blessure.
« Josh ? » dit Gabriel/Jessad. « Nous formons une équipe, n’est-ce pas ? »
C’était peut-être un piège, c’était peut-être la vérité. Il secoua tristement la tête.
— « Lavage de cerveau. Ma mémoire… »
Le visage de Gabriel se crispa comme sous l’effet de la douleur, et il lui posa la main sur le bras.
— « Josh… tu y es allé, n’est-ce pas ? Tu as essayé de faire le travail. Le Hammer m’a emmené, quand les choses ont mal tourné. Mais tu ne le savais pas, n’est-ce pas ? Tu as pris le Kite et ils t’ont eu. Lavage de cerveau… Josh, où sont les autres ? Où sont nos compagnons, Kitha et… ? »
Il secoua la tête, glacé à l’intérieur, vide.
— « Morts. Je ne me souviens pas bien. C’est parti. » Pendant un instant, il crut qu’il allait vomir, dégagea sa main et la mit devant la bouche, tentant de résister aux réactions.
— « Je t’ai vu, » dit Gabriel, « dans le couloir. Je n’ai pas pu le croire. Mais j’ai posé des questions. Ngo n’a pas voulu me dire avec qui tu es… mais c’est un homme qu’ils recherchent, n’est-ce pas ? Tu as des amis, ici. Un ami. N’est-ce pas ? Ce n’est pas un des nôtres… c’est quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? »
Il ne pouvait réfléchir. Les anciennes amitiés et les nouvelles se faisaient la guerre. Les contradictions lui nouaient l’estomac. Peur pour Pell… on l’avait introduite en lui. Et tuer les stations… était la fonction de Gabriel. Gabriel était là, comme il avait été à Mariner…
Elene et l’Estelle. L’Estelle avait été détruit à Mariner.
« N’est-ce pas ? »
Il sursauta, battit des paupières.
« J’ai besoin de toi, » souffla Gabriel. « Ton aide. Tes talents. »
— « Je n’étais rien, » dit-il. L’impression qu’on lui mentait se fit plus précise. L’homme le connaissait et affirmait des choses qui n’étaient pas ainsi, n’avaient jamais été ainsi. « Je ne sais pas de quoi tu parles. »
— « Nous formons une équipe, Josh. »
— « J’étais armscomper, sur un vaisseau de reconnaissance… »
— « Les bandes sous-jacentes » Gabriel lui prit le poignet, le secoua violemment. « Tu t’appelles Joshua Talley et tu appartiens aux Services Spéciaux. Enseignement hypnotique à cet effet. Tu sors des labos de Cyteen… »
— « J’avais une mère et un père. J’habitais Cyteen, chez ma tante. Elle s’appelait… »
— « Des labos, Josh. Tu as reçu une formation complète. On t’a donné de fausses bandes, une fiction, un semblant… une surface qui te permettait de mentir, une histoire susceptible de convaincre, en cas de nécessité. Et elle est venue à la surface, n’est-ce pas ? Elle a effacé le reste. »
— « J’avais une famille. Je l’aimais… »
— « Tu es mon équipier, Josh. Nous provenons du même programme. Nous avons été construits en vue des mêmes tâches. Tu es mon soutien. Nous avons travaillé ensemble, une station après l’autre, reconnaissance et opération. »
Il échappa à l’emprise de Gabriel, battit des paupières, aveuglé par un torrent de larmes. Et tout tomba en lambeaux irrévocablement, la ferme, le paysage ensoleillé, l’enfance…
« Nous venons des labos, » reprit Gabriel. « Tous deux. Tout le reste… tous les souvenirs… on l’a introduit en nous grâce à des bandes et, la prochaine fois, on mettra peut-être autre chose. Cyteen était réelle ; je suis réel… jusqu’à ce qu’on change de bande. Jusqu’à ce que je devienne quelqu’un d’autre. Ils ont semé la confusion dans ton esprit, Josh. Ils ont effacé le seul élément réel. Tu leur a donné le mensonge et il a pris la place de tes souvenirs. Mais la vérité est là. Tu connais le comp. Tu survis, ici. Et tu connais la station. »
Il resta immobile, les lèvres pressées contre le dos de la main, les larmes roulant sur son visage, mais il ne pleurait pas. Il était paralysé et les larmes coulaient d’elles-mêmes.
— « Qu’est-ce que tu attends de moi ? »
— « Que peux-tu faire ? Qui sont tes contacts ? Ce ne sont pas des Mazianni, n’est-ce pas ? »
— « Non. »
— « Qui ? »
Il resta un instant figé. Les larmes cessèrent de couler, la source s’étant soudain tarie. Tous ses souvenirs semblaient blancs, le centre de détention de la station se mêlait, dans sa mémoire, à un autre endroit, lointain, cellules blanches, employés en uniforme, et il comprit finalement qu’il n’avait pas été malheureux, au centre de détention parce qu’il s’y était senti chez lui, que l’institution était universelle, des deux côtés de la frontière de la guerre et de la politique. Chez lui.
— « Supposons que je prenne les choses en main, » dit-il. « Supposons que je parle à mon contact, d’accord ? Je pourrais peut-être me rendre utile. Mais ça ne sera pas gratuit. »
— « Combien ? »
Il s’adossa, montra, d’un signe de tête, l’extérieur où Coledy et Kressich attendaient.
— « Toi aussi, tu as les moyens d’agir, n’est-ce pas ? supposons que j’apporte ma part. Qu’est-ce que tu as ? Supposons que je puisse me procurer pratiquement n’importe quoi… et que je ne dispose pas des muscles qui me permettraient de l’utiliser. »
— « Je les ai, » affirma Gabriel.
— « J’ai le reste. Mais je veux une chose que je ne peux obtenir que par la force. Une navette. Un vol jusqu’à Downbelow, le moment venu. »
Gabriel resta un instant silencieux.
— « Tu as ce type d’accès ? »
— « Je t’ai dit que j’avais un ami. Et je veux partir. »
— « Nous pourrions choisir cette solution, toi et moi. »
— « Et mon ami. »
— « Celui qui travaille avec toi sur le marché ? »
— « Je n’en dirai pas plus. J’obtiens tous les accès nécessaires. Tu t’arranges pour nous faire quitter la station. »
Gabriel hocha lentement la tête.
« Il faut que je rentre, » reprit Josh. « Commence. Il ne reste plus beaucoup de temps. »
— « Le dock des navettes est dans le secteur Rouge. »
— « Je peux vous y conduire. Je peux vous conduire n’importe où. Ce qu’il nous faut, c’est les moyens d’en prendre une quand nous y serons. »
— « Pendant que les Mazianni seront occupés ? »
— « Pendant qu’ils seront occupés. Il existe des moyens. » Il fixa Gabriel pendant quelques instants. « Tu vas détruire cette station. Quand ? »
Gabriel parut hésiter avant de décider de répondre.
— « Je n’ai aucun goût pour le suicide. Je suis comme tout le monde, je veux en sortir vivant, et il ne faut pas espérer que le Hammer pourra venir nous récupérer à temps. Une navette, une capsule, tout ce qui a une chance de rester assez longtemps en orbite… »
— « Très bien, » dit Josh. « Tu sais où me trouver. »
— « Y a-t-il une navette, en ce moment ? »
— « Je vérifierai, » répondit-il, et il se leva, passa à tâtons sous l’arche obscure, entra dans la salle bruyante où Coledy et Kressich, installés à une table voisine, se levèrent nerveusement ; mais Gabriel était sorti derrière lui. Ils le laissèrent passer. Il se fraya un chemin parmi les tables, parmi les têtes baissées sur les assiettes et les verres, les épaules qui restèrent immobiles.
Dehors, l’air lui fit l’effet d’un mur glacé et aveuglant. Il respira profondément, tenta de s’éclaircir les idées, tandis que le plancher recelait un treillis d’ombres, éclairs d’ici et de là, vérité et contre-vérité.
Cyteen était un mensonge. Lui aussi. Une partie de lui-même… il avait conscience d’instincts dont il s’était toujours méfié, ne sachant pas pourquoi il les avait… Il respira une deuxième fois, s’efforçant de réfléchir tandis que son corps traversait le couloir, regagnant son abri.
Ce n’est qu’après avoir retrouvé son dîner froid, sur la table du fond du bar de Ngo, quand il fut assis à sa place, le dos bien calé et la réalité de Pell allant et venant devant lui, dans la salle, que l’engourdissement disparut. Il pensa à Damon, une vie, une vie qu’il avait peut-être le pouvoir de sauver.
Il tuait. C’était dans ce but qu’il avait été créé. C’était sa raison d’être, celle de Gabriel et d’autres comme eux. Joshua et Gabriel. Il perçut soudain l’humour sarcastique de leurs noms, avala la boule qui lui obstruait la gorge. Les labos. C’était le vide blanc dans lequel il avait vécu, le blanc de ses rêves. Soigneusement isolés de l’humanité. Formation par bandes… compétences ; mensonges… prétentions à la qualité d’être humain.
Mais les mensonges avaient une faiblesse… on les introduisait dans de la chair humaine, avec des instincts humains, et il aimait les mensonges.
Il les vivait en rêve.
Il dîna, la nourriture refusant de passer, et il la fit descendre avec du café froid, se servit une autre tasse.
Il pourrait peut-être sauver Damon. Il faudrait que le reste meure. Pour sauver Damon, il lui fallait garder le silence et Gabriel devrait tromper ses amis, leur promettre la vie sauve, leur promettre des secours qui ne viendraient pas. Tous mourraient sauf lui, Gabriel et Damon. Il se demanda comment convaincre Damon de partir… si cela était possible. S’il fallait raisonner… quel raisonnement ?
Alicia Lukas-Konstantin. Il pensa à elle, qui l’avait aidé à aider Damon. Elle était dans l’incapacité de partir. Et les gardiens de l’hôpital, qui lui avaient donné de l’argent ; et le Downer qui les suivait partout et les protégeait ; et les gens qui avaient connu l’enfer les vaisseaux et de la Quarantaine ; et les hommes, les femmes, les enfants…
Il pleura, le visage entre les mains tandis qu’en lui, quelque part, ses instincts fonctionnaient avec une intelligence glacée, sachant comment tuer une station telle que Pell, sachant que telle était sa raison d’exister.
Le reste, il n’y croyait plus.
Il s’essuya les yeux, but son café et attendit.
II
L’unité, vaisseau de l’Union,
espace interstellaire ; 8/1/63.
Le dé roula, s’arrêta sur deux et Ayres haussa les épaules d’un air morose, tandis que Dayin Jacoby marquait de nouveaux points et qu’Azov préparait un nouveau tour. Les deux gardiens continuellement affectés dans la salle de réunion du pont inférieur regardaient, assis sur les bancs situés contre le mur, leurs jeunes visages sans défaut complètement impassibles. Jacoby et lui, et parfois Azov, jouaient des points imaginaires représentant des crédits réels quand ils atteindraient ensemble un endroit civilisé ; et cela, se disait Ayres, était aussi incertain qu’un coup de dés.
L’ennui était le seul ennemi présent. Azov devint sociable, prenant place, grave et vêtu de noir, à la table, jouant avec eux car il ne voulait pas s’abaisser à jouer avec son équipage. Peut-être les mannequins avaient-ils d’autres distractions. Ayres ne pouvait l’imaginer. Rien ne les touchait, rien n’éclairait leurs yeux fixes et haineux. Seul Azov… les rejoignait de temps en temps dans la salle de réunion, huit ou neuf longues heures à rester assis, car il n’y avait rien à faire et il était impossible de faire de l’exercice. Le plus souvent, ils restaient assis dans la salle mise à leur disposition et parlaient… parlèrent finalement.
La conversation de Jacoby était sans contrainte ; il fit de nombreuses confidences sur sa vie, ses affaires, ses opinions. Ayres résista à Jacoby et Azov, qui tentèrent de le faire parler de sa planète d’origine. C’était dangereux. Néanmoins, il parla… de ses impressions sur le vaisseau, de la situation actuelle, de tout et de rien tant qu’il estimait que ce n’était pas dangereux ; de problèmes juridiques et de théories économiques, domaines où Jacoby, Azov et lui-même avaient des connaissances solides… plaisantait sur les monnaies qui serviraient à payer leurs enjeux. Azov riait carrément. C’était un soulagement inexprimable de pouvoir parler, plaisanter. Il se lia à Jacoby… comme on est lié à sa famille, sans l’avoir choisie mais sans pouvoir y échapper. Chacun d’entre eux était l’équilibre mental de l’autre. Finalement, il ressentit un attachement comparable, vis-à-vis d’Azov, le trouvant sympathique et doué d’un agréable sens de l’humour. Cela était dangereux et il le savait.
Jacoby gagna le tour suivant. Azov marqua patiemment les points, se tourna vers les mannequins.
« Jules, une bouteille, s’il vous plaît. »
L’un d’entre eux se leva et partit.
— « J’imaginais qu’ils avaient des numéros, » fit Ayres à voix basse ; ils avaient déjà bu une bouteille. Et il regretta sa franchise.
— « Vous n’avez pratiquement pas vu l’Union, » releva Azov. « Mais vous en aurez peut-être l’occasion. »
Ayres rit, fut soudain glacé à l’intérieur. Comment ? lui resta dans la gorge. Ils avaient trop bu ensemble. Azov n’avait jamais admis les ambitions de sa nation, aucun dessein au-delà de Pell. L’expression de son visage changea très légèrement et, au même moment, celle d’Azov fit de même… stupéfaction mutuelle, un instant qui dura trop longtemps, ralenti, embrumé par l’alcool, Jacoby y participant sans le vouloir.
Ayres rit à nouveau, un effort, pour cacher son sentiment de culpabilité, s’adossa à sa chaise et regarda fixement Azov.
— « Ils jouent, eux aussi ? » demanda-t-il, essayant de détourner le sens de sa première réflexion.
Les lèvres serrés d’Azov formèrent une ligne mince, il le regarda sous des sourcils argentés, sourit comme par devoir.
Je ne rentrerai pas chez moi, se dit Ayres avec désespoir. Il n’y aura pas d’avertissement. Voilà ce qu’il pensait.
III
PELL, TUNNELS DES DOWNERS ; 8/1/53 ; 1830 HEURES.
De nombreux corps bougeaient dans le noir. Damon écouta, sursauta en s’apercevant qu’il y en avait un près de lui, puis une nouvelle fois quand une main lui toucha le bras, dans l’obscurité du tunnel. Il tourna la lampe dans cette direction, frissonnant à cause du froid.
« Moi Dent-Bleue, » souffla une voix familière. « Toi venir voir elle ? »
Damon hésita, regarda les escaliers qui s’étendaient, comme une toile d’araignée, au-delà de la portée de sa lampe.
— « Non, » répondit-il avec tristesse. « Non. Je ne fais que passer. Je suis allé dans le secteur Blanc. Je veux seulement passer. »
— « Elle demander toi venir. Demander. Demander tout le temps. »
— « Non, » fit-il dans un souffle rauque, pensant que les occasions se faisaient de plus en plus rares, qu’elles ne tarderaient pas à disparaître complètement. « Non, Dent-Bleue. Je l’aime et je n’irai pas. Tu ne comprends donc pas que ce serait dangereux si j’y allais ? Les hommes-avec-fusils entreraient. Je ne peux pas. Je ne peux pas, bien que j’en aie envie. »
La main chaude du Downer se posa sur la sienne, s’y attarda.
— « Toi dire bonnes choses. »
Il fut étonné. Le Downer raisonnait et, bien qu’il sût qu’ils en étaient capables, il constata avec étonnement que le fil de ses pensées s’adaptait aux préoccupations humaines. Il prit la main du Downer et la serra, heureux de la présence de Dent-Bleue dans ces circonstances où il n’y avait pratiquement pas d’autre réconfort. Il se laissa tomber sur les marches métalliques, respira calmement à travers le masque… profita du réconfort là où il était, assis un moment loin des regards hostiles, avec un être qui, en dépit de toutes les différences, était devenu un ami. Le Hisa s’accroupit sur le palier, devant lui, yeux noirs brillant dans la lumière indirecte, lui donna quelques claques sur le genou, simplement amical.
— « Tu me protèges, » dit Damon. « Tout le temps. »
Dent-Bleue sautilla légèrement, acquiesçant.
« Les Hisas sont très gentils, » reprit Damon. « Très bons. »
Dent-Bleue pencha la tête et plissa le front.
— « Toi enfant elle. » La famille était un concept que les Hisas avaient du mal à assimiler. « Toi enfant Licia. »
— « Oui. »
— « Elle mère toi. »
— « Oui. »
— « Milio enfant elle. »
— « Oui. »
— « Aimer lui. »
Damon eut un sourire douloureux.
— « Il n’y a pas de demi-mesure avec toi, n’est-ce pas, Dent-Bleue ? Tout ou rien. Tu es gentil. Que savent les Hisas ? Connaissez-vous d’autres humains… ou seulement les Konstantin ? J’ai l’impression que tous mes amis sont morts, Dent-Bleue. J’ai essayé de les retrouver. Ou bien ils se cachent ou bien ils sont morts. »
— « Faire mes yeux tristes, homme-Damon. Peut-être Hisas trouver, dire noms. »
— « Les Dee, les Ushant, ou les Muller. »
— « Moi demander. D’autres peut-être connaître. » Dent-Bleue posa le doigt sur son nez plat. « Trouver eux. »
— « Avec ça ? »
Dent-Bleue tendit timidement la main, caressa sa joue barbue.
— « Toi visage comme Hisas, odeur comme humains. »
Damon sourit, amusé malgré son désespoir.
— « J’aimerais bien avoir un corps de Hisa. Je pourrais aller et venir. J’ai bien failli me faire prendre, cette fois. »
— « Peur, quand toi venir, » dit Dent-Bleue.
— « Vous sentez la peur ? »
— « Moi voir yeux toi. Beaucoup douleur. Sentir sang, sentir beaucoup courir. »
Damon tendit l’arrière de son coude vers la lumière, une égratignure douloureuse qui avait déchiré le tissu.
Elle avait saigné.
— « Je me suis cogné contre une porte, » dit-il.
Dent-Bleue approcha.
— « Arrêter douleur. »
Il se souvint de la manière dont les Hisas soignaient leurs blessures, secoua la tête.
— « Non. Mais te souviendras-tu des noms que j’ai demandés ? »
— « Dee. Ushant. Mul-ler. »
— « Tu les trouveras ? »
— « Essayer, » répondit Dent-Bleue. « Amener eux ? »
— « Conduis-moi jusqu’à eux. Les hommes-avec-fusils ferment les tunnels du secteur Blanc, tu le sais ? »
— « Savoir. Nous, Downers, marcher dans grands tunnels. Qui regarder nous ? »
Damon poussa un long soupir à travers le masque, se leva sur l’escalier vertigineux, serra le Hisa contre lui avec un bras, tout en ramassant la lampe.
— « Amour, » souffla-t-il.
— « Amour, » répondit Dent-Bleue avant de disparaître dans le noir, mouvement presque imperceptible, vibration des marches métalliques.
Damon s’en alla de son côté, comptant les intersections et les niveaux. Aucune imprudence. Il avait eu très chaud, en essayant d’entrer dans le secteur Blanc. Il avait déclenché un signal d’alarme. Il avait terriblement peur que cela entraîne une fouille des tunnels, crée des difficultés aux Downers, à sa mère, à tout le monde. Ses genoux tremblaient encore, bien qu’il n’ait pas hésité à tirer quand cela s’était avéré nécessaire ; il avait tiré sur un gardien sans armure ; peut-être l’avait-il tué ; il en avait eu l’intention.
Cela lui donnait envie de vomir.
Néanmoins, il espérait l’avoir fait, espérait que son nom ne serait pas lié au déclenchement du signal d’alarme ; que le témoin était mort.
Il tremblait encore quand il arriva à l’accès du couloir de chez Ngo. Il pénétra dans le sas étroit, baissa son masque, utilisa la carte qu’il réservait aux cas d’extrême urgence. La porte s’ouvrit sans déclencher d’alarmes. Il courut dans le couloir désert, ouvrit la porte de l’arrière du bar de Ngo avec sa clé manuelle.
La femme de Ngo, qui se trouvait à la cuisine, se retourna et le regarda fixement, s’enfuit vers la salle. Damon laissa la porte se fermer derrière lui, ouvrit celle de la réserve et jeta le masque à l’intérieur. Dans sa panique, il l’avait oublié, emporté avec lui. Cela donnait la mesure de son sang-froid. Il gagna l’évier de la cuisine et se leva les mains, le visage, essaya de chasser l’odeur du sang, la peur et son souvenir.
« Damon. »
— « Josh. » Il tourna un regard las vers la porte de la salle, s’essuya le visage avec un torchon. « Des ennuis. » Il passa devant Josh, traversa la salle et s’appuya contre le bar. « Une bouteille, » demanda-t-il à Ngo.
— « Si vous entrez encore une fois par cette porte… » fit Ngo avec colère.
— « Une urgence, » expliqua Damon. Josh le prit doucement par le bras et l’entraîna.
— « Ce n’est pas le moment de boire, » dit Josh. « Damon, viens. Il faut que je te parle. »
Il gagna l’alcôve qui était leur territoire. Josh poussa Damon dans le coin, le dissimulant aux regards des autres clients. Des tintements d’assiettes provenaient de la cuisine, où la femme de Ngo était retournée, avec son fils. La pièce sentait le sempiternel ragoût de Ngo.
« Écoute, » dit Josh quand ils furent assis, « je veux que tu viennes avec moi de l’autre côté du couloir. J’ai trouvé un contact qui pourra sans doute nous aider. »
Il entendit, pourtant il ne comprit pas immédiatement.
— « Qui as-tu vu ? Qui connais-tu ? »
— « Pas moi. Quelqu’un qui t’a reconnu. Qui a besoin de ton aide. Je ne connais pas toute l’histoire. Un de tes amis. Il y a une organisation, qui s’étend jusqu’à la Quarantaine et à Pell. Beaucoup de gens qui savent que tu as sans doute la possibilité de les aider. »
Il tenta d’assimiler.
— « Tu sais que nous n’avons pratiquement aucune chance, avec les réfugiés… contre des soldats… ? Et, pourquoi s’adresser à toi ? Pourquoi toi, Josh ? Ils ont peut-être peur que je reconnaisse les visages, que je sache quelque chose. Cela ne me plaît pas. »
— « Damon. Combien de temps nous reste-t-il ? C’est une occasion. Tout est risqué, dans cette situation. Viens avec moi. Je t’en prie, viens. »
— « Ils vont vérifier tout le secteur Blanc. J’y ai déclenché un signal d’alarme… et j’ai peut-être tué quelqu’un. Cela va les rendre nerveux, ils vont chercher quelqu’un qui utilise… »
— « Dans ce cas, combien de temps pouvons-nous réfléchir ? Si nous ne… » Il adressa un regard dur à la femme de Ngo, qui apportait deux bols de ragoût qu’elle posa sur la table. « Nous sortons. Gardez-les au chaud. »
Des yeux noirs les fixèrent. En silence, comme toujours ; elle reprit les bols et les porta à une autre table.
« Ça ne sera pas long, » reprit Josh. « Damon, je t’en prie. »
— « Qu’ont-ils l’intention de faire ? Prendre le Commandement Central ? »
— « Créer des difficultés. Prendre une navette. Organiser la résistance sur Downbelow… un petit nombre d’hommes. Damon, tout repose sur tes connaissances. Ton talent avec le comp et ta connaissance des passages. »
— « Vous avez un pilote ? »
— « Je crois qu’il y en a un, oui. »
Il se força à réfléchir, secoua la tête.
— « Non. »
— « Comment ça, non ? C’est toi qui parlais de navette. C’était ton intention. »
— « Je ne veux pas déclencher une nouvelle émeute dans la station. Je ne veux pas qu’il y ait encore des morts, à cause d’un plan qui ne fonctionnera pas… »
— « Viens leur parler. Viens avec moi. Tu n’as donc pas confiance en moi ? Damon, combien de temps pouvons-nous attendre ? Tu ne sais même pas de quoi il s’agit. »
Il soupira.
— « Je viens, » céda-t-il. « De toute manière, les vérifications d’identité vont bientôt commencer dans le secteur Vert. Je les verrai. J’ai peut-être un meilleur moyen. Plus discret. Où se trouve cet endroit ? »
— « Mascari. »
— « De l’autre côté du couloir ? »
— « Oui. Viens. »
Il se leva, passa entre les tables, devant le bar.
— « Hé ! » dit sèchement Ngo quand il passa devant lui. Il s’arrêta. « Si vous avez des ennuis, ne revenez pas, compris ? Je vous ai aidé. Je ne mérite pas ce genre de récompense, c’est bien compris ? »
— « Compris, » dit Damon. Il n’avait pas le temps de s’expliquer. Josh attendait près de la porte. Il le rejoignit, regarda à droite et à gauche avant de traverser le couloir, entra dans la salle bruyante et sombre de chez Mascari.
Un homme, installé à gauche de l’entrée, se leva pour les accueillir.
« Par ici, » dit-il et, comme Josh ne posait pas de questions, Damon ravala ses protestations et les suivit jusqu’au fond de la salle, où il faisait si sombre qu’il était difficile d’éviter les chaises.
Une faible ampoule était allumée dans une alcôve fermée par des rideaux. Ils entrèrent, Josh et lui, mais leur guide disparut.
Quelques instants plus tard, un deuxième homme entra derrière eux, jeune, avec une cicatrice sur le visage. Damon ne le connaissait pas.
« Ils arrivent, » annonça le jeune homme et, presque aussitôt, le rideau s’ouvrit et deux hommes entrèrent dans l’alcôve.
— « Kressich, » marmonna Damon. L’autre lui était inconnu.
— « Vous connaissez, M. Kressich ? » s’enquit l’inconnu.
— « De vue seulement. Qui êtes-vous ? »
— « Je m’appelle Jessad… M. Konstantin, n’est-ce pas ? Le plus jeune des Konstantin ? »
Le fait d’être reconnu le rendait toujours nerveux. Il regarda Josh, constatant des incohérences, troublé. Ils étaient censés le connaître. L’inconnu n’aurait pas dû être surpris.
— « Damon, » dit Josh, « cet homme vient de la Quarantaine. Discutons les détails. Assieds-toi. »
Il prit place devant la petite table, hésitant et inquiet tandis que les autres faisaient de même. Il regarda une nouvelle fois Josh. Il faisait confiance à Josh. Lui confiait sa vie. Lui aurait donné sa vie, s’il l’avait demandée, n’ayant rien de mieux à en faire. Et Josh lui avait menti. Tout ce qu’il savait de l’homme indiquait que Josh mentait.
Sommes-nous menacés ? se demanda-t-il désespérément, cherchant à justifier cette mise en scène.
— « De quel type de proposition s’agit-il ? » demanda-t-il, souhaitant seulement quitter cet endroit, emmener Josh avec lui et que tout rentre dans l’ordre.
— « Quand Josh a dit qu’il avait des contacts, » prononça lentement Jessad, « j’étais loin de me douter de qui il s’agissait. Je n’en espérais pas tant. »
— « Vraiment ? » Il hésita à la tentation de regarder une nouvelle fois Josh. « Qu’espérez-vous exactement, M. Jessad-de-la-Quarantaine ? »
— « Josh ne vous a rien dit ? »
— « Josh a dit que je devrais vous voir. »
— « À propos d’un moyen possible de reprendre la station ? »
Son expression ne changea absolument pas.
— « Vous pensez que vous avez les moyens d’y parvenir ? »
— « J’ai des hommes, » intervint Kressich. « Enfin, Coledy en a. Nous pouvons lever mille hommes en cinq minutes. »
— « Vous savez très bien ce qui arrivera, dans ce cas, » dit Damon. « Nous serons noyés sous les soldats. Des cadavres dans les couloirs, s’ils ne dépressurisent pas le secteur. »
— « Vous savez, » dit tranquillement Jessad, « qu’ils tiennent la station. Ils font ce qui leur plaît. En dehors de vous, personne ne représente Pell telle qu’elle était avant. Lukas… est fini. Il ne dit que ce que Mazian lui donne à lire. Il est continuellement surveillé. La première solution est des cadavres dans les couloirs, exact. La seconde est ce qu’ils donnent à Lukas, n’est-ce pas ? On vous ferait lire des discours préparés à l’avance. On vous ferait remplacer Lukas de temps en temps, ou bien on se débarrasserait carrément de vous. Après tout, ils ont Lukas et il exécute les ordres… n’est-ce pas ? »
— « Votre analyse est très claire, M. Jessad. » Et la navette ? se dit-il, s’appuyant contre le dossier de sa chaise. Il se tourna vers Josh, dont le regard semblait déconcerté. Il revint à Jessad.
— « Que proposez-vous ? »
— « Donnez-nous accès au Commandement Central. Nous nous chargeons du reste. »
— « Cela ne marchera pas, » dit Damon. « Il y a des vaisseaux de guerre à proximité. Ce n’est pas parce qu’on tient le Commandement Central qu’on peut les repousser. Ils nous détruiront ; vous oubliez cela ? »
— « J’ai les moyens de m’assurer que le plan fonctionnera. »
— « Eh bien, expliquez-vous. Exposez-moi clairement votre proposition et laissez-moi une nuit de réflexion. »
— « Vous laisser partir alors que vous connaissez les noms et les visages ? »
— « Vous connaissez les miens, » rappela-t-il à Jessad, provoquant un léger battement de paupières.
— « Fais-lui confiance, » intervint Josh. « Ça marchera. »
Dehors, un craquement sonore couvrit la musique.
Les rideaux cédèrent sous le poids de Coledy qui atterrit sur la table, un trou au milieu du front. Kressich se leva d’un bond, hurlant de terreur. Damon se jeta en arrière, heurta le mur, Josh près de lui, et Jessad plongea la main dans sa poche. Des hurlements ponctuaient la musique et des soldats en armures, le fusil pointé, se tenaient à l’entrée de l’alcôve.
« Ne bougez plus ! » ordonna l’un d’entre eux.
Jessad sortit une arme. Un fusil tira, il y eut une odeur de brûlé et Jessad s’effondra avec des mouvements convulsifs. Damon regarda les soldats et les fusils pointés avec une stupéfaction horrifiée. Josh, près de lui, resta immobile.
Un soldat projeta un autre homme dans la pièce… Ngo, qui évita le regard de Damon et parut sur le point de vomir.
« C’est eux ? » demanda le soldat.
Ngo acquiesça.
— « Ils m’ont obligé à les cacher. Ils m’ont menacé. Ils ont menacé ma famille. Nous voulons aller dans le secteur Blanc. Tous. »
— « Qui est celui-là ? » demanda le soldat, montrant Kressich d’un signe de tête.
— « Sais pas, » répondit Ngo. « Je ne le connais pas. Je ne connais pas les autres. »
— « Faites-les sortir ! » ordonna l’officier. « Fouillez-les. Les morts aussi. »
C’était terminé. Une centaine d’idées traversèrent l’esprit de Damon… sortir son arme de sa poche… fuir, courir jusqu’à ce qu’on l’abatte.
Et Josh… et sa mère, et son frère…
Ils posèrent la main sur lui, l’obligèrent à se tourner face au mur, l’obligèrent à écarter les membres, Josh aussi, puis Kressich. Ils fouillèrent ses poches, prirent les cartes et l’arme, qui était en soi une bonne raison de l’abattre sur-le-champ.
Ils l’obligèrent à se retourner à nouveau, le dos au mur, et le dévisagèrent attentivement.
« Tu es Konstantin ? »
Il ne répondit pas. On le frappa au ventre et il se plia en deux, puis il se jeta la tête la première sur l’homme, le projetant sous la table en compagnie d’une chaise. Une botte s’abattit sur son dos et il fut piétiné dans la bagarre qui éclata au-dessus de lui. Il s’écarta de l’homme qu’il avait renversé, tenta de se relever en s’accrochant au bord de la table, et un rayon passa près de son épaule, touchant Kressich au ventre.
Il reçut un coup de crosse. Ses genoux cédèrent, refusant de le soutenir ; un second coup, sur le bras posé sur la table. Il tomba, se plia en deux sous l’effet d’un coup de botte, resta replié sur lui-même, à cause des coups, et perdit presque complètement connaissance. Puis deux soldats le relevèrent.
« Josh, » appela-t-il, « Josh ? »
Ils avaient également redressé Josh, le secouaient pour lui faire reprendre connaissance, et il parvint finalement à se tenir debout. Sa tête oscillait comme celle d’un ivrogne. Il saignait à la tempe. Pour Kressich, il n’y avait rien à faire ; il bougeait encore, touché au ventre, et saignait abondamment. Ils le laissèrent.
Damon regarda autour de lui quand on leur fit traverser la salle. Ngo s’était enfui, ou bien avait été emmené. Les clients étaient partis. Il y avait des cadavres ici et là, des soldats debout.
Les soldats les traînèrent, Josh et lui, dans le couloir. Les clients se tenaient chez Ngo quand on les emmena, et Damon tourna la tête, honteux d’être vu en état d’arrestation.
Il pensait qu’on les conduirait aux vaisseaux, de l’autre côté du dock. Puis, parvenus au dock, ils tournèrent à gauche et il comprit qu’il s’était trompé. Il y avait un bar que les soldats s’étaient réservé, un quartier général, un établissement que les civils évitaient.
Musique, drogue, alcool… tout ce que le secteur civil pouvait offrir… Damon fut abasourdi, quand on les poussa à l’intérieur, dans un nuage de fumée et un tonnerre de musique. Il y avait un bureau, contre toute vraisemblance, concession à une institution officielle. Les soldats les poussèrent dans cette direction et un homme, un verre à la main, s’assit puis les dévisagea.
« On a fait une belle prise, » annonça le chef du groupe qui les avait amenés. « La Flotte les recherche. Celui-là, c’est Konstantin. Et on s’est fait un type de l’Union. Adapté, à ce qu’on dit… mais c’est Pell qui l’a Adapté. »
— « Un soldat de l’Union. » Le sergent, derrière le bureau, regarda derrière Damon, adressa un sourire narquois à Josh.
« Et comment se fait-il qu’un type de l’Union soit à Pell ? Tu as une histoire qui tient debout ? »
Josh ne répondit pas.
« J’en ai une ! » cria, depuis la porte, une voix à faire trembler les murs. « Il appartient au Norvège ! »
Les rires et les conversations cessèrent, sinon la musique. Les nouveaux venus, en armures contrairement aux autres occupants de la pièce, entrèrent avec une vivacité qui surprit tout le monde.
— « Le Norvège, » marmonna quelqu’un. « Ces salauds du Norvège. Dehors ! »
— « Comment vous appelez-vous ? » rugit le nouveau venu.
— « Sans ça vous nous descendez tous ? » cria quelqu’un.
L’homme trapu, à la voix forte, appuya sur le bouton de l’unité de coms qu’il avait à l’épaule, dit quelque chose que la musique couvrit, se retourna et fit signe à la douzaine de soldats qui se tenaient derrière lui, lesquels se déployèrent. Il regarda les autres, long regard circulaire.
— « Vous n’êtes pas en état de prendre des responsabilités. Mettez de l’ordre là-dedans. S’il y a une seule personne du Norvège, ici, je l’étripe. Est-ce qu’il y en a ? »
— « Allez voir plus loin ! » cria quelqu’un. « C’est ici le territoire de l’Australie. Le Norvège n’a aucun droit de nous donner des ordres ! »
— « Remettez-nous les prisonniers ! » jeta l’homme trapu. Personne ne bougea. Les soldats du Norvège pointèrent leurs armes et des cris de surprise et de rage s’élevèrent dans les rangs de ceux de l’Australie. Damon resta immobile, un brouillard devant les yeux, tandis que deux soldats du Norvège se dirigeaient vers Josh et lui, qu’on le prit rudement par le bras droit, l’arrachant aux mains qui le tenaient, qu’on le tirait vers la porte. Josh ne se débattit pas. Lui si. Aussi longtemps qu’ils seraient ensemble… il ne leur restait rien d’autre.
« Emmenez-les ! » cria l’homme trapu à ses soldats. On les poussa hâtivement dehors ; deux soldats restèrent avec l’officier, dans le bar. Ce n’est qu’au moment où ils passaient devant neuf que d’autres soldats les rejoignirent, encore ceux du Norvège.
« Allez au Q.G. de l’Australie ! » cria l’un d’entre eux, une voix de femme. « Chez McCarthy. Di les tient en respect. Il a besoin de renforts, vite ! »
Les soldats se mirent à courir. Quatre d’entre eux les escortèrent, les conduisant vers l’accès du dock Bleu, qui était gardé.
« Ouvrez ! » ordonna l’officier de leur escorte. « Nous risquons d’avoir une émeute, là-bas ! »
Les gardiens appartenaient à l’Australie. Leurs insignes l’indiquaient. À contrecœur, ils ouvrirent les portes et les laissèrent pénétrer dans le passage.
Ensuite, ce fut le dock Bleu, où le Norvège occupait un accostage, près de l’Inde, de l’Australie et de l’Europe. Damon avança, prenant conscience du choc provoqué par ses blessures, mais ne ressentant aucune douleur. Il n’y avait que des militaires, ici, soldats allant et venant, provisions embarquées par des équipages militaires en bleus de travail.
Le tube d’accès du Norvège s’ouvrait devant eux. Ils gravirent la rampe, pénétrèrent dans le passage, passèrent dans le froid du sas. D’autres les rejoignirent, des soldats portant l’insigne du Norvège.
« Talley ! » s’écria l’un d’entre eux avec un sourire surpris. « Content de te revoir, Talley. »
Josh s’enfuit. Ils le reprirent au milieu du tube d’accès.
IV
Pell, le Norvège, dock Bleu ; 8/1-53, 93 heures.
Signy leva la tête, baissa le niveau sonore des coms, les rapports des soldats sur le dock et ailleurs. Elle adressa un regard inquisiteur aux gardiens et à Talley. Il ne s’était pas arrangé… barbu, sale, ensanglanté. Sa mâchoire était enflée…
« Alors, tu es venu me voir ? » fit-elle ironiquement. « Je ne pensais pas que tu en aurais envie. »
— « Damon Konstantin… Il est à bord. Les soldats l’ont arrêté. J’ai pensé que tu voudrais lui parler. »
Cela la troubla.
— « Tu veux le livrer, c’est ça ? »
— « Il est ici. Nous y sommes tous deux. Ne le garde pas ici. »
Elle s’appuya contre le dossier de son fauteuil, le regarda avec curiosité.
— « Alors, tu peux parler ? » fit-elle. « Tu ne parlais pas. »
Il ne trouva plus rien à dire.
« Ils t’ont trafiqué l’esprit, » fit-elle observer. « Et à présent, tu es un ami des Konstantin, pas vrai ? »
— « Je t’en supplie, » dit-il d’une voix faible.
— « Sur quelles bases ? »
— « La raison. Il peut t’être utile. Et ils le tueront. »
Elle le considéra, les yeux à demi fermés.
— « Content d’être revenu, pas vrai ? » Un témoin d’appel clignotait, une affaire dont les coms ne pouvaient manifestement pas s’occuper.
Elle monta le son et prit la communication.
« Une bagarre a éclaté, » entendit-elle, « chez McCarthy. »
— « Di est là bas ? » demanda-t-elle. « Passez-moi Di. »
— « Occupé, » lui fut-il répondu. Elle fit un signe aux gardiens, congédiant Talley. Un autre témoin clignotait.
— « Mallory ! » cria Talley que l’on traînait de force vers la porte.
— « L’Europe veut vous parler, » annoncèrent les coms. « Mazian. »
Elle prit l’appel. On avait emmené Talley, pour l’enfermer quelque part, espérait-elle.
— « Mallory en ligne, Europe. »
— « Que se passe-t-il ? »
— « J’ai des problèmes sur le dock, Capitaine. Janz a besoin d’instructions, avec votre permission, Capitaine. » Elle coupa la communication.
« Il est par terre, » entendit-elle sur l’autre canal. « Capitaine, Di est touché ! »
Elle serra le poing, l’éloigna du tableau de commandes.
— « Ramenez-le, ramenez-le ; qui parle ? »
— « Uthup, » répondit une voix féminine. « Un soldat de l’Australie a tiré sur Di ! »
Elle appuya sur un autre bouton.
— « Passez-moi Edger. Vite ! »
— « Nous sommes sortis, » annonça Uthup. « Nous avons Di ! »
— « Alerte générale ! Des problèmes sur le dock. Tout le monde dehors ! »
— « Ici Edger, » entendit-elle. « Mallory, rappelez vos chiens ! »
— « Rappelez les vôtres, Edger, sinon je tire à vue ! Ils ont abattu Di Janz. »
— « Je vais faire cesser ça ! » dit-il avant de couper. L’alerte retentissait dans les couloirs du Norvège, klaxon rauque, clignotants bleus. Les tableaux de commandes et les écrans s’éclairaient, dans son bureau, tandis que le vaisseau se préparait à l’alerte.
« Nous arrivons, » annonça le voix d’Uthup. « Il est toujours avec nous, capitaine ! »
— « Portez-le à l’intérieur, Uthup, portez-le à l’intérieur ! »
— « Je descends, capitaine. » C’était Graff, se dirigeant vers le dock. Elle se mit à appuyer sur tous les boutons, cherchant une image et maudissant les techs ; la vid devait bien transmettre quelque chose. Elle trouva, le groupe arrivant et portant un des leurs, les soldats du Norvège envahissant le dock et prenant position autour des ombilicaux et des accès.
« Envoyez le med ! » ordonna-t-elle.
— « Le med est prêt, » lui fut-il répondu, tandis que la silhouette familière rejoignait les soldats et prenait les choses en main. Graff était arrivé. Elle prit le temps de souffler.
« L’Europe est toujours en ligne, » lui rappelèrent les coms. Elle brancha le canal.
— « Capitaine Mallory, quelle est cette guerre que vous faites ? »
— « Je ne sais pas encore, Capitaine. Je ferai une enquête dès que mes soldats seront à bord. »
— « Vous avez les prisonniers de l’Australie. Pourquoi ? »
— « Il s’agit de Damon Konstantin, Capitaine. Je vous appellerai dès que j’aurai des nouvelles de Janz. Avec votre permission, Capitaine. »
— « Mallory ! »
— « Capitaine ? »
— « L’Australie a deux morts. Je veux un rapport. »
— « Je vous en ferai parvenir un dès que je saurai ce qui s’est passé, Capitaine. En attendant, j’envoie des soldats dans le dock Vert avant que les civs ne déclenchent une émeute. »
— « L’Inde s’en occupe. Laissez tomber, Mallory. Et rappelez vos soldats. Qu’ils quittent les docks. Tous. Je veux vous voir dès que possible, compris ? »
— « Avec un rapport, Capitaine. Avec votre permission, Capitaine. »
Le témoin s’éteignit et la communication fut coupée.
Elle abattit le poing sur le tableau de commandes, repoussa brutalement son fauteuil et prit la direction de l’infirmerie, située dans le couloir proche de l’ascenseur principal.
Ce n’était pas aussi grave qu’elle le craignait. Le pouls de Di était régulier, grâce aux soins du médecin, et il ne semblait pas avoir la moindre intention de les quitter. Blessure à la poitrine, quelques brûlures. Il y avait beaucoup de sang, mais elle avait vu pire. Un coup heureux, dans une articulation de l’armure. Elle se dirigea rapidement vers la porte où se tenait Uthup, couverte de sang de la tête aux pieds.
« Sortez, » dit-elle, les poussant dans le couloir, « vous êtes sales et cette pièce doit être stérile. Qui a commencé à tirer ? »
— « Une salope de l’Australie, ivre et agressive. »
— « … Capitaine ! »
— « … Capitaine, » répéta Uthup d’une petite voix.
— « Vous êtes blessée, Uthup ? »
— « Brûlée, capitaine. Je me ferai soigner après le major et les autres, avec votre permission. »
— « Je vous avais dit de rester en dehors de ce territoire. »
— « Nous avons entendu sur les coms qu’ils avaient pris Konstantin et Talley, capitaine. Un sergent avait la responsabilité du poste et ils étaient tous soûls comme des commerçants en bordée, là-dedans. Le major est entré et ils ont dit que nous n’avions rien à faire là. »
— « Suffit, » marmonna-t-elle. « Je veux un rapport, soldat Uthup ; et je vous soutiendrai. Je vous aurais écorchés, si vous aviez reculé devant les salauds d’Edger. Vous pouvez me citer. » Elle s’éloigna, passant parmi les soldats qui attendaient dans le couloir. « Tout va bien, Di est entier. Ne restez pas ici et laissez les meds travailler. Regagnez vos quartiers. Je vais avoir une petite conversation avec Edger, mais si vous allez sur les docks, je vous abattrai personnellement. Vous avez ma parole. Rompez ! »
Ils s’en allèrent. Elle regagna le pont, regarda les membres de l’équipage qui avaient pris leurs postes. Graff était là, abondamment taché de sang.
« Va te laver ! » dit-elle. « Tout le monde à son poste. Morio, allez interroger le soldat Uthup et tous ceux du détachement ; il me faut les noms et les identités des soldats de l’Australie. Je veux une plainte officielle, et tout de suite ! »
— « Bien capitaine, » dit Morio.
Il sortit en hâte ; elle resta debout sur le pont, regardant les têtes jusqu’à ce que tout le monde soit penché sur son travail. Graff était parti se changer. Elle fit les cent pas dans l’allée jusqu’au moment où elle se rendit compte qu’elle marchait de long en large, puis s’immobilisa.
Il y avait la convocation de Mazian. Il y avait du sang sur son uniforme, le sang de Di. Finalement, elle décida de partir sans se changer.
« Graff me remplace ! » dit-elle avec brusquerie. « McFarlane, il me faut une escorte pour l’Europe, vite ! »
Elle se dirigea vers l’ascenseur, tandis que l’ordre résonnait dans les coins. Les soldats les rejoignirent dans le couloir d’accès, quinze, en tenue de combat. Elle passa parmi les soldats qui gardaient la rampe d’accès. Elle ne portait pas d’armure. Le dock était sûr et elle n’était pas censée en porter, mais elle se serait sentie plus en sécurité si elle s’était trouvée nue dans le dock Vert.
v
PELL ; L’Europe, DOCK BLEU ; 8/1/53 ; 2015 HEURES.
Mazian ne se fit pas attendre, pas cette fois. C’était une réunion à deux, elle et Tom Edger, et Edger était arrivé le premier. Cela ne l’étonna pas.
« Asseyez-vous, » lui dit Mazian. Elle prit place de l’autre côté de la table, en face de Tom Edger. Mazian était à sa place habituelle, appuyé sur ses bras croisés, et il la foudroya du regard.
« Alors ? Où est ce rapport ? »
— « Il arrive, » répondit-elle. « Il faut le temps d’interroger les personnes concernées et de vérifier les identités. Di a pris les noms et les matricules avant d’être abattu. »
— « C’est sur votre ordre qu’il est allé là-bas ? »
— « Les instructions donnés à mes soldats exigent qu’ils ne reculent pas devant les difficultés lorsqu’elles se présentent. Capitaine, ils sont systématiquement harcelés depuis l’incident de Goforth. C’est moi qui a abattu cet homme et ce sont mes soldats qui sont harcelés, bousculés, discrètement, jusqu’au jour où un ivrogne quelconque ne sera plus capable de faire la distinction entre le harcèlement et la mutinerie pure et simple. On a demandé son matricule à un soldat et elle a carrément refusé de le donner. Arrêtée, elle a sorti une arme et tiré sur un officier. »
Mazian regarda Edger, puis revint à elle.
— « J’ai entendu une autre version. À savoir que vous encouragez vos soldats à rester ensemble. Qu’ils sont toujours sous vos ordres, même en permission. Qu’ils sortent sous la responsabilité d’un officier et contrôlent les docks. Que l’attitude des soldats et du personnel du Norvège est insubordonnée, provocante et en contradiction directe avec mes ordres. »
— « Je ne confie aucune mission à mes soldats pendant les permissions. S’ils restent groupés, c’est pour se protéger. Ils sont attaqués dans des bars ouverts à tous, sauf au personnel du Norvège. Ce type de comportement est encouragé au sein des autres équipages. J’ai déposé une réclamation à ce propos la semaine dernière. »
Mazian resta un instant immobile, le regard fixe. Puis il se tourna vers Edger.
— « J’ai hésité à présenter une réclamation, » dit Edger. « Mais l’atmosphère est mauvaise. Apparemment, tout le monde n’est pas d’accord sur la manière dont la Flotte est commandée. Fidélité aux vaisseaux… fidélité à certains capitaines… tout ceci est encouragé, dans certains quartiers, pour des raisons que je ne tiens pas à connaître, peut-être par certains capitaines. »
Signy, furieuse, abattit les mains sur les bras de son fauteuil, se levant presque avant que son sang-froid reprenne le dessus. Très froid. Edger et Mazian avaient toujours été proches… étaient proches, elle s’en doutait depuis longtemps, sur un plan qui lui était étranger. Elle se calma, s’appuya contre le dossier de son fauteuil, regardant seulement Mazian. C’était une guerre ; la marge de manœuvre du Norvège était extrêmement réduite, entre les écueils de l’ambition de Mazian et d’Edger.
— « De très graves problèmes se posent, » dit-elle, « quand nous commençons à nous tirer dessus. Avec votre permission… nous sommes les plus anciens de la Flotte, ceux qui ont survécu le plus longtemps. Et je vous dirai franchement que je sais ce qui se prépare et que j’ai joué le jeu, continué l’organisation de la station, ce qui n’aura plus la moindre importance quand la Flotte s’en ira. J’ai mené à bien vos opérations de couverture, et correctement. Je n’ai rien dit à mes soldats et à mon équipage ; et je comprends bien qu’on laisse les soldats libres de faire ce qu’ils veulent, dans la station, parce que, au bout du compte, cela n’a aucune importance. Parce que Pell ne compte plus et que sa survie est devenue contraire à nos intérêts. Notre objectif est différent, à présent. Ou peut-être nous y conduisez-vous par étapes, pour ne pas trop nous choquer quand vous proposerez finalement ce que vous avez réellement derrière la tête, la seule solution que vous nous ayez laissée. Sol, n’est-ce pas ? La Terre. Et ce sera une longue course, et dangereuse, avec de nombreux problèmes à l’arrivée. La Flotte… prend le contrôle de la Compagnie. Vous avez peut-être raison. C’est peut-être la seule solution. Cela se justifie peut-être, depuis l’époque où la Compagnie a cessé de nous soutenir. Mais nous ne réussirons pas si Pell détruit la discipline qui régit la Flotte depuis des décennies. Nous ne réussirons pas si ses unités son homogénéisées de telle sorte qu’elles ne puissent plus fonctionner indépendamment. Et c’est ce que fait ce harcèlement. Il m’indique comment commander le Norvège. Si cela arrive, tout s’effondrera. Retirez aux soldats leurs insignes et leurs désignations, leur identité et leur esprit… tout s’effondrera… quel que soit le nom que vous donnez à ce qui se passe quand on contraint un vaisseau à se conformer à des critères opposés à ceux qu’il a toujours appliqués, quand les Capitaines de la Flotte encouragent discrètement leurs soldats à harceler les miens, et qu’ils s’en font une joie en l’absence d’un autre ennemi. La Flotte, en tant qu’ensemble, n’existe plus depuis des décennies, mais c’était notre force… la capacité de faire ce que nous avons fait, dans ces immensités. Homogènes, nous devenons prévisibles. Et, comme nous ne sommes pas nombreux… ce sera notre fin. »
— « Extraordinaire, » fit Mazian à voix basse, « que vous plaidiez en faveur de la séparation des équipages, alors que vous déplorez le manque de discipline. Vous êtes un extraordinaire sophiste. »
— « On m’ordonne de rentrer dans le rang, de renoncer à la politique et aux pratiques qui ont toujours été celles de mon vaisseau. Mes soldats y voient une insulte au Norvège et cela leur déplaît. Qu’espériez-vous, Capitaine ? »
— « L’attitude des soldats reflète généralement celle de l’officier qui les commande et celle du capitaine, n’est-ce pas ? Peut-être les avez-vous encouragés dans cette voie. »
— « Et peut-être ce qui s’est produit dans ce bar n’était-il pas un hasard. »
— « Capitaine ! »
— « Respectueusement… Capitaine. »
— « Vos hommes ont retiré des prisonniers à la garde de ceux qui les avaient capturés. Détournement du bénéfice d’une opération, ne croyez-vous pas ? »
— « Ils ont retiré des prisonniers à une bande de soldats ivres, en permission, dans un bar. »
— « Le quartier général du dock, » marmonna Edger. « Soyez claire, Mallory. »
— « Les soldats étaient ivres et indisciplinés, dans le quartier général du dock, et un de ces prisonniers appartenait au Norvège. Il n’y avait aucun officier, dans le quartier général du dock. Et l’autre prisonnier était important, dans le cadre de mes opérations de couverture concernant les docks. La question est de savoir pourquoi les prisonniers ont été conduits dans ce prétendu quartier général et non dans nos services du dock Bleu, ou bien dans le vaisseau le plus proche, qui était l’Afrique. »
— « Les soldats sont allés faire leur rapport à leur sergent, qui était présent sur les lieux quand votre major est arrivé. »
— « Je considère que cette attitude a contribué à l’atmosphère dans laquelle le Major Janz a été blessé. S’il s’agissait effectivement du quartier général, le Major Janz avait parfaitement le droit d’entrer et de prendre la situation en main. Mais on lui a carrément annoncé, quand il est entré dans ce prétendu quartier général du dock, que ce territoire était celui de l’Australie ; le sergent de l’Australie, présent sur les lieux, ne s’est pas opposé à cet acte d’insubordination. Un quartier général doit-il maintenant être considéré comme la propriété privée d’un vaisseau ? Se pourrait-il que les autres capitaines encouragent leurs équipages au séparatisme ? »
— « Mallory ! » protesta Mazian.
— « Le problème, Capitaine : le Major Janz a donné l’ordre de livrer les prisonniers et n’a obtenu aucune coopération de la part du sergent de l’Australie, qui a contribué aux troubles. »
— « Deux de mes soldats ont été tués dans cette affaire, » dit Edger d’une voix tendue, « et les causes de l’échange de coups de feu font toujours l’objet d’une enquête. »
— « De mon côté aussi, Capitaine. J’attends des informations d’un moment à l’autre et je vous en ferai parvenir un exemplaire dès que je les aurai. »
— « Capitaine Mallory, » intervint Mazian, « vous m’adresserez ce rapport. Le plus tôt possible. En ce qui concerne les prisonniers, je me fiche de ce que vous en faites. Qu’ils soient ici ou là n’est pas le problème. La dissension… l’ambition… de la part de certains capitaines de la Flotte, voilà les problèmes. Que cela vous plaise ou non, Capitaine Mallory, vous rentrerez dans le rang. Vous avez raison, nous avons opéré individuellement mais, à présent, nous devons faire corps. Et cela déplaît à certains esprits indépendants. Ils n’aiment pas recevoir des ordres. J’ai beaucoup d’estime pour vous. Vous voyez le fond des choses, n’est-ce pas ? Oui, c’est Sol. Et, en disant cela, vous espérez être mise dans la confidence, n’est-ce pas ? Vous voulez être consultée. Peut-être même voulez-vous marquer des points en vue de la succession. C’est très bien. Mais pour y parvenir, Capitaine, il faut que vous appreniez à marcher droit. »
Elle resta immobile, soutint le regard de Mazian.
— « Sans savoir où je vais ? »
— « Vous savez où vous allez. Vous l’avez dit vous-même. »
— « Très bien, » dit-elle tranquillement. « Je ne refuse pas de recevoir des ordres. » Elle regarda Tom Edger avec insistance, revint à Mazian. « Je les accepte aussi bien que les autres. Nous n’avons pas fait équipe, dans le passé, mais je suis prête à commencer. »
Mazian acquiesça, son beau visage d’acteur exprimant une grande, très grande, affection.
— « Bien, bien. Cette affaire est réglée. » Il se leva, gagna le placard, en sortit une bouteille de brandy et des verres, puis servit. Il rapporta les verres, les posa sur la table, puis en poussa un vers Edger et un vers elle. « Et j’espère qu’elle l’est définitivement, » reprit-il, buvant une gorgée. « À mon sens, elle devrait l’être. D’autres réclamations ? »
Tom Edger en avait sans doute quelques-unes. Son expression contrariée, tandis qu’il buvait le feu liquide du brandy, ne lui échappa pas. Elle eut un léger sourire. Edger ne réagit pas.
« L’autre problème que vous avez abordé, » reprit Mazian, « l’abandon de la station… est effectivement prévu. Oui. Et je ne voudrais pas que cette information sorte d’ici. »
D’où cette mise en scène, pensa-t-elle.
— « Bien, Capitaine, » dit-elle.
— « Pas de formalisme. Le moment venu, chaque capitaine recevra ses instructions. Vous êtes un stratège, le meilleur sur bien des points. Vous auriez été mise au courant très tôt. Vous le savez. Vous seriez déjà dans la confidence, sans le regrettable incident lié à Goforth et au marché noir. »
La chaleur lui monta au visage. Elle posa son verre.
« Le caractère, chère amie, » dit Mazian d’une voix douce. « Moi aussi, j’ai le mien. Je connais mes défauts. Mais je ne peux pas vous permettre de faire sécession. Je ne peux pas me le permettre. Nous sommes pratiquement prêts à partir. Dans une semaine. Le chargement est presque terminé. Et nous partirons alors que l’Union ne s’y attend pas… nous prendrons l’initiative, nous lui poserons un problème. »
— « Pell. »
— « Exactement. » Il termina son brandy. « Vous avez Konstantin. Il ne faut pas qu’il rentre ; il nous faudra aussi prendre Lukas. Tous les techs, qu’ils travaillent ou soient détenus. Tous les individus capables de diriger le comp et le Commandement Central, de remettre Pell en état de marche. Vous programmez sa chute et vous vous emparez de tous les individus capables d’annuler le programme. Et surtout Konstantin ; il est dangereux sur deux plans : le comp et la publicité. Évacuez-le dans l’espace. »
Elle eut un sourire tendu.
— « Quand ? »
— « C’est déjà un poids mort. Rien d’officiel. Pas de démonstration. Porey va s’occuper de l’autre… Emilio Konstantin. Un bon coup de balai, Signy. Rien qui puisse aider l’Union. Et pas de réfugiés. »
— « Je comprends. Je m’en occuperai. »
— « Vous et Tom, malgré les chamailleries, avez fait du bon travail. La disparition de Konstantin m’inquiétait beaucoup. Vous avez fait de l’excellent travail. Je suis sincère. »
— « Je savais ce que vous prépariez, » dit-elle d’une voix unie. « Par conséquent le comp est déjà programmé ; il suffit d’un signal pour qu’il cesse de fonctionner correctement. Il manque encore deux spécialistes du comp. J’ai l’intention de fermer le secteur Vert demain. Ils se rendront, sinon j’ouvrirai le secteur sur le vide et, de toute manière, cela réglera le problème. J’ai des photos des spécialistes manquants. Je vais les communiquer à Ngo et à son équipe d’informateurs. Poser des questions et voir exactement où nous en sommes avant d’agir. Si nos agents peuvent nous livrer les spécialistes du comp, tant mieux. »
— « Mes hommes coopéreront, » dit Edger.
Elle acquiesça.
— « Très bien, » dit joyeusement Mazian. « Voilà ce que j’attends de vous, Signy ; finies les querelles à propos des prérogatives. Alors, avez-vous bien compris ? »
Signy vida son verre, se leva. Edger aussi. Elle sourit et adressa un signe de tête à Mazian, mais pas à Edger, puis elle sortit avec une décontraction calculée.
Salaud, se dit-elle. Elle n’entendait pas les pas d’Edger, derrière elle. Quand elle entra dans l’ascenseur afin de rejoindre son escorte, Edger n’était pas avec elle. Il était resté avec Mazian. Putain.
L’ascenseur la déposa près de la sortie. Ses soldats étaient à l’endroit où elle les avait laissés, raides et évitant soigneusement toute altercation avec ceux de l’Europe, qui allaient et venaient dans le vestiaire. Trois d’entre eux les regardaient avec un sourire qui disparut promptement à son arrivée.
Elle prit son escorte, gagna rapidement le sas puis le dock, se dirigeant vers les lignes composées de ses soldats.
VI
PELL, LE Norvège, DOCK BLEU ; 8/1/53 ;
2300 HEURES, J ; 1100 HEURES, A-J.
Elle se sentit mieux après s’être reposée, avoir pris un bain, réglé le problème du dock et rédigé les rapports. Elle n’espérait pas que le soldat de l’Australie qui avait tiré sur Di serait sanctionnée… pas, du moins, officiellement ; mais cette femme aurait tout intérêt à ne pas se montrer près des soldats du Norvège, aussi longtemps qu’elle vivrait.
Di allait bien, sorti de salle d’opération et fou de colère. C’était bon signe. Il avait une éclisse sur une côte et l’essentiel de son sang était emprunté, mais il pouvait regarder la vid et jurer avec cohérence. Cela la mit de meilleure humeur. Graff était auprès de lui et de nombreuses personnes attendaient leur tour dans l’espoir de lui rendre visite, démonstration d’inquiétude qui aurait sans doute beaucoup troublé Di, s’il en avait connu l’étendue.
La paix. Quelques heures jusqu’au lendemain, puis les opérations concernant le secteur Vert. Elle mit les pieds sur le lit, assise parallèlement à son bureau, dans sa cabine, se servit un second verre. Elle en prenait rarement un second. Quand elle le faisait, elle passait très rapidement au troisième, au quatrième, et elle aurait voulu que Di ou Graff soit là, pour parler. Elle les aurait bien rejoints, mais Di avait besoin de lâcher la vapeur et le fait de raconter son aventure aurait fait grimper sa tension. Ce n’était pas bon pour lui.
Il y avait d’autres distractions. Elle réfléchit un moment et, hésitant entre les deux, appela finalement le poste de garde.
« Amenez-moi Konstantin. »
Ils accusèrent réception. Elle s’adossa et but une gorgée, se branchant sur plusieurs postes afin de s’assurer que tout fonctionnait correctement et que la colère, sur les ponts inférieurs, restait dans les limites du raisonnable. L’alcool ne la calmait pas ; elle éprouvait toujours le besoin de faire les cent pas et il n’y avait pas, même ici, tellement de place. Demain…
Elle chassa cette pensée de son esprit. Cent vingt-huit civils morts dans la normalisation du secteur Blanc. Ce serait bien pire dans le secteur Vert, où s’étaient réfugiés tous ceux qui avaient de bonnes raisons de craindre le contrôle l’identité. Ils pourraient le dépressuriser, si on ne retrouvait pas à temps les spécialistes du comp ; ils le pouvaient effectivement. C’était la seule solution intelligente ; une mort rapide, bien que générale ; le moyen de se débarrasser de tous les fugitifs… et sans doute préférable à la mort lente dans une station agonisante. Le Hansford à l’échelle d’une station, voilà le cadeau qu’ils laisseraient à l’Union, des cadavres en décomposition et la puanteur, cette puanteur inimaginable…
La porte s’ouvrit. Elle regarda les trois soldats et Konstantin… lavé, vêtu d’une combinaison marron, quelques pansements sur le visage. Pas mal, se dit-elle vaguement, s’appuyant sur un bras.
« Vous voulez parler ? » lui demanda-t-elle, « ou pas ? »
Il ne répondit pas, mais il ne semblait pas avoir envie de se quereller. Elle fit signe aux soldats de sortir. La porte se ferma et Konstantin resta là, regardant au-delà d’elle.
— « Où est Josh Talley ? » demanda-t-il finalement.
— « À bord. Il y a un verre, dans le placard. Voulez-vous boire quelque chose ? »
— « Je veux, » dit-il, « sortir d’ici. Que cette station soit rendue à son gouvernement légitime. Obtenir la liste des citoyens qui ont été assassinés. »
— « Ah, » fit-elle, avec un rire bref ; puis elle révisa son opinion sur le jeune Konstantin. Elle eut un sourire amer, poussa avec le pied contre le lit, ce qui eut pour effet de faire reculer sa chaise. Elle lui fit signe de s’asseoir sur le lit. « Vous voulez, » fit-elle. « Asseyez-vous. Asseyez-vous, M. Konstantin. »
Il obéit. Il fixait sur elle le regard noir et furieux de son père.
« Vous n’entretenez pas sérieusement de telles illusions, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle.
— « Non. »
Elle hocha la tête, le prenant en pitié. Beau visage. Jeune. Bien élevé ; bien fait. Josh et lui se ressemblaient beaucoup. Il y avait, dans cette guerre, des gâchis qui lui donnaient envie de vomir. De jeunes hommes comme celui-ci transformés en cadavres. S’il était un autre… mais il s’appelait Konstantin et cela le condamnait. Pell réagirait à ce nom ; et il fallait qu’il parte.
— « Vous voulez boire quelque chose ? »
Il ne refusa pas. Elle lui donna son verre, garda la bouteille.
— « Jon Lukas est votre marionnette, » dit-il, « n’est-ce pas ? »
Il était inutile de lui infliger la vérité. Elle hocha la tête.
— « Il exécute les ordres. »
— « À présent, vous allez isoler le secteur Vert ? »
Elle acquiesça.
« Laissez-moi leur parler sur les coms. Laissez-moi tenter de les raisonner. »
— « Pour sauver votre vie ? Ou pour remplacer Lukas ? Cela ne marchera pas. »
— « Pour sauver les leurs. »
Elle le regarda un long moment, en silence.
— « Vous ne ferez plus surface, M. Konstantin. Vous disparaîtrez sans faire de bruit. Je pense que vous le savez. » Elle avait une arme à la hanche ; elle posa la main dessus, persuadée qu’il ne tenterait rien, mais prudente. « Disons que si je peux trouver deux personnes, je ne dépressuriserai pas le secteur. Il s’agit de James Muller et de Judith Crowell. Où sont-ils ? Si je pouvais les localiser… cela sauverait des vies. »
— « Je ne sais pas. »
— « Vous ne les connaissez pas ? »
— « Je ne sais pas où ils sont. Je ne pense pas qu’ils soient en vie, s’ils sont censés se trouver dans le secteur Vert. Je le connais trop bien ; j’avais les moyens de les retrouver, s’ils y avaient été. »
— Vous m’en voyez désolée, » dit-elle. « Je ferai ce que je pourrai, aussi raisonnablement que possible. Je vous le promets. Vous êtes un homme civilisé, M. Konstantin. Une espèce disparue. Si je pouvais trouver le moyen de vous tirer de ce mauvais pas, je le ferais, mais je suis pressée de toutes parts. »
Il ne répondit pas. Elle ne le quitta pas des yeux, but une gorgée à la bouteille. Il but également.
— « Et le reste de ma famille ? » demanda-t-il finalement.
Elle tordit les lèvres.
— « Elle ne risque rien, rien du tout, M. Konstantin. Votre mère fait tout ce que nous demandons et votre frère ne présente aucun danger là où il se trouve. Les provisions sont livrées régulièrement et nous n’avons aucune raison de nous opposer à sa présence. C’est également un homme civilisé qui, heureusement, n’a accès ni aux foules ni aux systèmes perfectionnés de la station. »
Ses lèvres tremblaient. Il termina son verre. Elle se pencha et lui servit à nouveau de l’alcool. Prit délibérément un risque en se penchant vers lui. C’était un jeu ; cela équilibrait les chances. Il était temps de terminer la partie. S’il vivait au-delà du lendemain, il comprendrait la nature du projet et ce serait de la cruauté. Elle avait, dans la bouche, un goût amer que le brandy ne parvenait pas à chasser. Elle poussa la bouteille vers lui.
« Emportez-la, » dit-elle. « À présent, je vais vous faire reconduire à vos quartiers. Au revoir, M. Konstantin. »
D’autres auraient protesté, crié et supplié ; d’autres encore se seraient jetés sur elle, pour en finir plus vite. Il se leva, gagna la porte sans avoir pris la bouteille, se retourna parce qu’elle ne s’ouvrait pas.
Elle appela l’officier de garde.
« Venez chercher le prisonnier. » La réponse lui parvint. Puis, ayant réfléchi : « Amenez Josh Talley, pendant que vous y êtes. »
Cela alluma un éclair de panique dans les yeux de Konstantin.
« Je sais, » dit-elle. « Il a l’intention de me tuer. Mais il a subi quelques transformations, n’est-ce pas ? »
— « Il se souvient de vous. »
Elle fit la moue, sourit sans sourire.
— « Parce qu’il est encore vivant, n’est-ce pas ? »
— « Laissez-moi parler à Mazian. »
— « Peu réalisable. Et il n’acceptera pas de vous écouter. Vous ne savez donc pas, Damon Konstantin, qu’il est à l’origine de vos problèmes ? Mes ordres viennent de lui. »
— « Autrefois, la Flotte appartenait à la Compagnie. Elle nous appartenait. Les stations, toutes les stations, avaient confiance en vous, sinon dans la Compagnie. Qu’est-il arrivé ? »
Elle baissa la tête sans l’avoir voulu, trouva difficile de se redresser et d’affronter son regard innocent.
« Il y a un fou quelque part, » conclut Konstantin.
Tout à fait possible, se dit-elle. Elle s’appuya contre le dossier de sa chaise et ne trouva rien à répondre.
« Le problème de Pell n’est pas le même que celui des autres stations, » reprit-il. « Pell a toujours été différente. Au moins, suivez mon conseil. Laissez mon frère sur Downbelow. Vous obtiendrez davantage des Downers si vous agissez doucement. Laissez-le s’occuper d’eux. Il n’est pas facile de les comprendre, mais eux aussi ont du mal à nous comprendre. Ils travailleront pour lui. Laissez-les appliquer leurs méthodes et ils travailleront dix fois plus. Ils ne se battent pas. Ils vous donneront tout ce que vous demanderez, si vous demandez au lieu de prendre. »
— « Votre frère restera en place, » promit-elle.
Le témoin de la porte clignota. Elle ouvrit. Ils avaient amené Josh Talley. Elle le regarda… échange silencieux de regards, tentative d’interroger sans poser de questions…
— « Ça va ? » demanda Talley. Konstantin acquiesça.
— « M. Konstantin s’en va, » dit-elle. « Entre, Josh, entre. »
Il obéit, jetant un regard inquiet en direction de Konstantin. La porte se ferma, les séparant. Signy prit une nouvelle fois la bouteille, ajouta de l’alcool dans le verre laissé par Konstantin sur le bord du bureau.
Josh était également propre et cela lui allait bien. Mince. Ses joues étaient devenues très creuses. Les yeux étaient… énergiques.
« Tu veux t’asseoir ? » demanda-t-elle. Elle ignorait tout de sa réaction. Il avait toujours été soumis, en tout. À présent elle le regardait, attendant une folie quelconque, se souvenant du jour où il était venu la voir, dans la station, ses cris. Il s’assit, fidèle à son silence. « Au passé, » dit-elle avant de boire. « C’est un homme honnête, ce Damon Konstantin. »
— « Oui, » répondit Josh.
— « Tu as toujours envie de me tuer ? »
— « Il y a pire que toi. »
Elle eut un sourire lugubre qui disparut rapidement.
— « Connais-tu Muller et Crowell ? As-tu entendu les noms ? »
— « Les noms ne me disent rien. »
— « Connais-tu des gens capables de faire fonctionner le comp de la station ? »
— « Non. »
— « C’est la seule question officielle. Je suis désolée que tu ne saches rien. » Elle but. « C’est pour protéger Konstantin que tu te tiens tranquille, pas vrai ? »
Pas de réponse. Mais c’était la vérité. Elle regarda ses yeux et cela balaya ses doutes.
« Je voulais te poser la question, » dit-elle. « C’est tout. »
— « Qui sont-elles… ces personnes qui t’intéressent ? Pourquoi ? Qu’ont-elles fait ? »
Des questions. Josh ne posait jamais de questions.
— « L’Adaptation t’a fait du bien, » constata-t-elle. « Que prépariez-vous quand les hommes de l’Australie vous ont pris ? »
Pas de réponse.
« Ils sont morts, Josh. Quelle importance, à présent ? »
Les yeux perdirent leur vivacité, le regard absent d’autrefois… à nouveau. Magnifique, se dit-elle, comme elle l’avait fait des milliers de fois. Et pour lui non plus il n’y aurait pas de pitié. Elle avait cru pouvoir, n’avait pas tenu compte des effets bénéfiques du traitement qu’il avait subi. Après la disparition de Konstantin, il deviendrait extrêmement dangereux. Demain, se dit-elle, il faudra que ce soit demain, au plus tard.
— « Je suis de l’Union, » dit-il. « Pas dans l’armée régulière… pas dans les dossiers officiels. Services Spéciaux. Tu m’as conduit ici. Et un de nos hommes a réussi à s’y introduire par ses propres moyens… comme à Mariner. Il s’appelait Gabriel. Et il a détruit Pell. C’est lui qui a agi contre vous, pas les Konstantin. C’est son action qui a conduit à l’assassinat de la famille de Damon, à la fuite de sa femme… je ne sais pas comment. Je ne suis pas responsable. Mais, quelles que soient vos hypothèses, le pouvoir que vous avez installé à la tête de la station… a assassiné sur l’ordre de Gabriel. Je le sais parce que je connais la tactique. L’homme que tu as arrêté est innocent, Mallory. Votre Lukas appartenait à Gabriel avant de vous appartenir. »
L’alcool quitta brusquement son cerveau. Elle resta immobile, le verre à la main, fixant le regard pâle de Josh et le souffle court.
— « Ce Gabriel… où est-il ? »
— « Mort. Vous avez eu la tête. Lui. Un dénommé Coledy ; un dénommé Kressich ; Gabriel. Pour la station, il s’appelait Jessad. Ils ont été tués par les soldats qui nous ont arrêtés. Damon ne savait pas… ignorait tout. Crois-tu qu’il aurait accepté de les rencontrer s’il avait su qu’ils avaient tué son père ? »
— « Mais tu l’a emmené. »
— « Je l’ai emmené. »
— « Il savait qui tu es ? »
— « Non. »
Elle respira profondément, chassa lentement l’air contenu dans ses poumons.
— « Tu crois que ça fait une différence, pour nous, la façon dont Lukas est arrivé ici ? Il nous appartient. »
— « J’ai dit cela pour que tu saches que c’est terminé. Qu’il n’y a plus rien à rechercher. Vous avez gagné. Il est inutile de faire de nouvelles victimes. »
— « Et je devrais croire sur parole un ressortissant de l’Union quand il prétend qu’il n’y a plus rien à traquer ? »
Pas de réponse. Mais il ne se réfugiait pas dans ses rêves. Les yeux étaient extrêmement vifs, pleins de douleur.
« C’est une excellente comédie que tu m’as jouée, Josh. »
— « Ce n’est pas une comédie. Je suis né pour faire ce que je fais. Tout mon passé est sur bandes. Je n’avais rien, quand ils en ont eu terminé avec moi, à Russell. Je suis un homme creux, Mallory. Aucune réalité. Rien à l’intérieur. J’appartiens à l’Union parce que mon cerveau a été programmé à cet effet. Je n’ai aucune fidélité. »
— « Sauf une, peut-être. »
— « Damon, » reconnut-il.
Elle réfléchit. Vida son verre de sorte que les larmes lui montèrent aux yeux.
— « Alors, pourquoi l’as-tu mis en relation avec ce Gabriel ? »
— « J’ai cru avoir trouvé le moyen de quitter Pell ; de gagner Downbelow avec une navette. Je voudrais te faire une proposition. »
— « Je crois que j’ai deviné. »
— « Compte tenu de ta position, tu peux facilement mettre un homme dans une navette à destination de Downbelow. Fais-le partir, si tu ne fais pas autre chose. »
— « Pourquoi pas à la tête de Pell ? »
— « Tu l’as dit toi-même : Lukas dit exactement ce que vous lui dictez. C’est tout ce qui vous intéresse. Tout ce qui vous a jamais intéressé. Fais-le partir. Vivant. Qu’est-ce que cela te coûte ? »
Il savait ce qui allait se passer, du moins en ce qui concernait les chances de Konstantin. Elle le regarda, puis fixa son verre.
— « Pour ta reconnaissance ? Tu supposes une certaine dose de naïveté, de ma part, n’est-ce pas ? Quel marché ! Est-ce que l’enseignement par hypnose fonctionne vraiment sur toi ? »
— « À la longue, je suppose. Qu’avais-tu derrière la tête ? »
Elle appuya sur un bouton.
— « Ramenez-le ! »
— « Mallory… » dit Josh.
— « Je réfléchirai à ton marché, » affirma-t-elle. « J’y réfléchirai. »
— « Puis-je le voir ? »
Elle resta quelques instants silencieuse, hocha finalement la tête.
— « C’est mesquin. Tu vas lui donner des explications ? »
— « Non, » répondit-il d’une voix mal assurée. « Je ne veux pas qu’il sache. Sur certains points, Mallory, je te fais confiance. »
— « Et tu me hais. »
Il se leva, secoua la tête, les yeux fixés sur elle. Le témoin de la porte clignotait.
« Dehors ! » dit-elle. Puis, au soldat qui apparut sur le seuil : « Mettez-le avec son ami. Donnez-leur ce qu’ils demandent, dans la limite du raisonnable. »
Josh s’en alla avec le gardien. La porte se ferma. Finalement elle bougea, posant les pieds sur le lit.
Elle se dit alors que Konstantin pourrait être utile, plus tard ; si l’Union mordait à l’appât ; si l’Union prenait Pell et la remettait en état. Alors, il serait peut-être utile de produire un Konstantin… s’il était comme Jon Lukas ; mais ce n’était pas le cas. Il était inutilisable. Mazian n’accepterait jamais. La navette était un moyen de sortir du dilemme. Et cela ne se saurait pas… si la Flotte partait dans un proche avenir. L’Union mettrait longtemps à capturer le jeune Konstantin dans la campagne. Assez longtemps pour que le reste du plan fonctionne, que Pell meure, privant l’Union d’une base, ou vive, lui posant de graves problèmes d’organisation. L’idée de Josh était peut-être bonne. Peut-être. Elle se servit un nouveau verre, resta immobile, le serrant si fort que ses phalanges étaient blanches.
Un agent de l’Union. Elle était vraiment gênée. Vexée. Ironique et amusée. Elle n’était pas totalement dépourvue d’humilité.
Voilà ce qu’était devenu l’Au-Delà… une Flotte de pirates et une société qui produisait des créatures telles que Josh.
Capables de faire ce que Josh faisait. Ce que Gabriel Jessad avait tenté de faire.
Ce qu’ils avaient l’intention de faire.
Elle resta immobile, les bras croisés, fixant le plateau du bureau. Finalement elle but une gorgée, alluma le comp intégré.
Affectations des soldats ?
La liste lui fut fournie. Ils étaient tous dans le vaisseau, sauf la douzaine qui en gardait l’accès. Elle appela l’officier de service.
« Ben, allez chercher les douze hommes qui se trouvent dans le dock. N’utilisez pas les coms. Contactez-moi par le comp quand vous aurez terminé. »
Nouveau code. Affectations de l’équipage ?
Elles lui furent communiquées. L’équipage d’anti-jour était de service. Graff était toujours avec Di.
Elle se brancha sur le comp et commença par Graff.
« Regagne le pont, » dit-elle. « Laisse un med avec Di. Di, ne bouge pas ! »
Toujours par le comp, elle donna d’autres instructions ; avait joint Tiho, l’armscomper, quand l’officier de service annonça qu’il avait accompli sa mission. L’armscomper accusa réception. Elle but une dernière gorgée et se leva, les idées remarquablement claires. Au moins, le pont ne tanguait pas.
Elle enfila sa veste, sortit dans le couloir et gagna le pont, s’immobilisa et regarda autour d’elle tandis que les équipages étonnés du jour et de l’anti-jour la fixaient.
« Branchez le circuit intérieur, » dit-elle. « Tous les postes, tous les quartiers, tous les haut-parleurs. »
« Ils nous ont chassés des docks, » dit-elle, accrochant un micro miniaturisé à son col, comme elle le faisait généralement en opération. Elle gagna son poste, le tableau de commandes proche de celui de Graff, à l’intersection des allées courbes. « Écoutez tous, équipage et soldats, tous. Jour à vos postes, anti-jour en relais. Postes de combat. Nous partons ! »
Il y eut un silence stupéfait. Personne ne bougea. Puis, soudain, tout le monde s’affaira, changeant de place, gagnant les commandes et les coms, les techs se précipitant vers les postes latéraux, fermés pendant l’accostage. Des lampes rouges se mirent à clignoter et les sirènes se déclenchèrent.
« Arrachez tout ! » Elle se laissa tomber dans son fauteuil, attacha les ceintures de sécurité. Elle aurait pris personnellement la barre, mais, pour le moment, elle ne faisait pas confiance à ses réflexes. « M. Graff, quittez Pell et prenez la direction de… » Elle respira péniblement. « Aucune direction. Je prendrai les commandes. »
— « Instructions, » demanda calmement Graff. « Si on nous tire dessus, faut-il riposter ? »
— « Toutes options ouvertes, M. Graff. Allez-y ! »
Des questions arrivaient par les coms du vaisseau, officiers voulant connaître la nature de l’alerte. Les auxiliaires étaient en patrouille. Il était impossible de les consulter. Il était impossible de les récupérer. Graff faisait les dernières vérifications, classant les ordres à donner, vérifiant la position de tous les éléments et s’assurant que le comp avait bien tout. Les écrans proposèrent une trajectoire, un plongeon vers l’atmosphère terriblement proche de Downbelow, une courbe serrée aboutissant derrière la planète.
« Exécution ! » dit Graff.
Il y eut un claquement, la fermeture du sas, le désarrimage d’urgence ; et une secousse qui les arracha à la rotation lente de Pell. Ils se cabrèrent et les moteurs principaux entrèrent en action, les projetant au-dessus de la station. Quelque chose heurta la coque et disparut : une connexion brisée. Ils accélérèrent, la face non éclairée de Downbelow se précipitant vers eux.
« Mallory ! » cria une voix sur l’inter-vaisseaux.
C’était l’anti-jour. Les capitaines dormaient. Les équipages et les soldats étaient éparpillés dans le dock, et ils avaient cassé les ombilicaux…
Elle serra les dents tandis que le Norvège survolait la limite opposée de Pell, plongeant trop près de la planète. Elle retint son souffle et écouta les jurons transmis par les coms.
Le Pacifique et l’Atlantique reçurent l’ordre de l’intercepter. Ils n’avaient pas la moindre chance d’arriver à temps, le reste de la Flotte se trouvant sur leur trajectoire ; et le Norvège serait bientôt caché par Downbelow. L’Australie quittait la station, sans obstacle entre eux, et c’était là que résidait le danger.
« Armscomp ! » ordonna-t-elle. « Écrans arrière. C’est Edger. Ne le ratez pas ! »
Pas de réponse ; Tiho abaissa rapidement de nombreux interrupteurs et les témoins clignotèrent, les données prenant forme sur les écrans.
Ils n’avaient pas d’auxiliaires pour protéger leurs arrières. L’Australie n’en avait pas en avant-garde. Les sas de combat furent fermés, isolant les diverses parties du vaisseau. La pesanteur augmenta tandis que la synchronie du cylindre calculait sa marge de manœuvre. Les coms transmirent un appel désespéré d’un de leurs auxiliaires, demandant des instructions. Elle ne répondit pas.
Downbelow grandit sur la vid, et ils accéléraient toujours. Les témoins de danger s’allumèrent. L’Australie était plus gros, donc plus exposé.
Les écrans et les témoins clignotèrent. On leur tirait dessus.
VI
PELL, DOCK BLEU, L’Europe ;2400 HEURES, A-J.
« Non ! » Mazian était debout à son poste, une main pressée sur l’écouteur qu’il avait dans l’oreille, tandis que le chaos régnait sur le pont. « Restez où vous êtes et embarquez les soldats. Avertissez tout le monde qu’il y a une brèche dans le dock Bleu. Embarquez tous les soldats de Vert, quel que soit le vaisseau auquel ils appartiennent. Terminé. »
Les capitaines concernés accusèrent réception. Pell était en plein chaos : une brèche dans un dock, l’air sortant par les ombilicaux, chute de la pression. Des débris flottaient entre l’Inde et l’Europe, des soldats qui se trouvaient dans le dock, morts, projetés dans l’espace quand un accès de deux mètres sur deux avaient été brutalement arraché. Le vide avait pris possession du dock. Tout avait disparu. Les sas des vaisseaux s’étaient fermés automatiquement au moment où la dépressurisation avait commencé, condamnant même ceux qui étaient tout près du salut.
« Keu, » dit-il, « votre rapport. »
— « J’ai donné les ordres nécessaires, » répondit la voix imperturbable. « Tous les soldats de Pell se dirigent vers le secteur Vert. »
— « Qu’ils se dépêchent… Porey, Porey, êtes-vous toujours à l’écoute ? »
— « Ici Porey. Terminé. »
— « Transmettez les ordres : Destruction de la base de Downbelow et exécution du personnel. »
— « Bien, Capitaine. » La colère faisait vibrer sa voix. « Fait ! » Mallory, pensa Mazian, un mot qui était devenu un juron, une obscénité.
Les ordres n’avaient pas encore été distribués, les plans n’étaient pas arrêtés. À présent, il leur faudrait prévoir le pire et agir en conséquence. Déconnecter les contrôles de la station. Embarquer les soldats et fuir… ils avaient besoin d’eux. Détruire tout ce qui pourrait servir.
Le Soleil. La Terre. C’était maintenant ou jamais.
Et Mallory… Si jamais ils lui mettaient la main dessus…
VIII
PELL, COMMANDEMENT CENTRAL ; 2400 HEURES, J ;
1200 HEURES, A-J.
Jon Lukas quitta des yeux la dévastation que montraient les écrans, les posa sur le chaos qui régnait sur les tableaux de commandes, techs s’affairant frénétiquement pour relayer les appels du contrôle des dommages et de la Sécurité.
« Monsieur, » lui demanda quelqu’un, « monsieur, il y a des soldats bloqués dans un compartiment étanche, dans le dock Bleu. Ils veulent savoir quand nous irons les libérer. Ils demandent combien de temps cela demandera. »
Il se figea. Il n’aurait plus de réponses. Les instructions ne venaient pas. Il n’y avait que les gardiens qui ne le quittaient jamais, Hale et ses camarades qui restaient toujours avec lui, jour et nuit, son cauchemar personnel et inévitable.
Leurs armes étaient pointées sur les techs, à présent. Il se tourna, regarda Hale, le suppliant d’appeler la Flotte avec les coms de son casque, de demander des informations, s’il s’agissait d’une attaque ou d’un accident, ce qui motivait le départ précipité d’un vaisseau, suivi de près par trois autres.
Soudain, Hale et ses hommes s’immobilisèrent, tous en même temps, écoutant quelque chose qu’ils étaient seuls à entendre. Ils se tournèrent tous en même temps, levèrent leurs armes.
« Non ! » hurla Jon.
Ils tirèrent.
IX
DOWNBELOW, BASE PRINCIPALE ; 2400 HEURES, J ;
1200 HEURES, A-J ; NUIT.
Ils n’avaient pas souvent l’occasion de dormir. Ils la saisissaient quand elle se présentait, hommes et Hisas, les uns dans le dôme de la Quarantaine, les autres dans la boue, tirant le meilleur profit possible de leur repos, par roulement, sans quitter leurs vêtements, dans les mêmes couvertures puantes et raides de boue, les rares moments où on les autorisait à dormir. Les moulins ne s’arrêtaient jamais ; et ils travaillaient de jour comme de nuit.
Les minces portes du sas claquèrent, l’une après l’autre, et Emilio resta immobile, crispé, son appréhension se trouvant confirmée… un bruit qui l’avait réveillé. Ce n’était pas encore l’heure, ce n’était sûrement pas encore l’heure. Il avait l’impression de s’être endormi quelques brèves minutes plus tôt. Il entendait le crépitement de la pluie ; il entendait de nombreuses bottes piétinant le gravier, dehors. Il n’y avait pas de navette ; on ne réveillait les deux équipes que pour le chargement.
« Debout et dehors ! » cria un soldat.
Il bougea. Il entendit des gémissements, autour de lui, les autres hommes s’éveillant, recula dans la puissante lumière qui fut dirigée sur eux. Il roula hors de sa couchette, grimaça sous l’effet de la douleur de muscles surmenés et de pieds couverts d’ampoules, qu’il chaussa de bottes raidies par l’eau. La peur s’insinua en lui, petits détails troublants, différents des autres réveils nocturnes. Il boutonna ses vêtements, mit sa veste, s’assura que le masque de son respirateur était bien autour de son cou. Le projecteur s’arrêta à nouveau sur lui, arracha des plaintes désespérées aux autres. Il prit la direction de la porte parmi les autres ; se retrouva dehors, après avoir passé la deuxième porte, gravit les marches de bois conduisant au chemin. D’autres projecteurs. Il leva le bras pour protéger ses yeux.
« Konstantin, rassemble les Downers ! »
Il tenta de voir derrière les projecteurs, les yeux pleins de larmes… à la deuxième tentative, il distingua des ombres, les ouvriers des moulins, qu’on était allé chercher. Une navette allait certainement arriver. Inutile de paniquer.
« Va chercher les Downers ! »
« Tout le monde dehors ! » cria quelqu’un à l’intérieur ; les portes furent ouvertes en grand, le sommet du dôme s’affaissant quand les autres sortirent sous la menace des fusils.
Une main toucha la sienne, enfantine. Il baissa la tête. C’était Bondissant. Les Downers étaient réveillés.
Tous les autres Hisas s’étaient rassemblés, déconcertés par la lumière et les cris.
« Ils sont tous dehors, à présent ? » demanda un soldat à un autre.
— « Nous les avons tous ! » répondit l’autre.
Le ton sonnait faux. Inquiétant. Les détails devinrent étrangement nets, comme le déséquilibre entraînant une chute, un accident, le temps étiré à la limite de la rupture… la pluie et les projecteurs, le miroitement de l’eau sur les armures… Il les vit bouger… lever leurs fusils…
« Foncez ! » cria-t-il, se jetant sur les soldats. Il fut touché à la jambe mais il saisit le canon, l’écarta, tirant à sa suite des bras et un corps protégés par une armure. Il fit basculer l’homme, arracha son masque, tandis que des poings blindés lui martelaient la tête. Les fusils tirèrent, des corps s’effondrèrent autour de lui. Il ramassa une poignée de boue, la seule arme de Downbelow, la jeta sur la visière de l’armure, dans la prise d’air du respirateur, trouva un cou sous les anneaux de l’armure et s’acharna dessus, parmi les cris et les glapissements des Downers.
Un rayon passa au-dessus de lui et son adversaire cessa de lutter. Il se traîna, dans la boue épaisse, à la recherche du fusil, le trouva, se redressa pour s’apercevoir qu’on canon était pointé sur sa tête ; il appuya sur la détente et le calcina avant qu’il ait pu viser, le soldat vacillant sous l’effet de tirs venus d’ailleurs, hurlant de douleur, cruellement brûlé. Le tir venait de derrière, près du dôme. Il tirait sur tout ce qui portait une armure, entendait les glapissements des Downers.
Il fut pris dans la lumière ; ils étaient repérés. Il roula sur lui-même, tira sur le projecteur ; malgré son manque d’expérience, il le toucha.
« Fuir ! » glapit une voix hisa, près de lui. « Fuir tous. Vite, vite ! »
Il essaya de se lever. Un Hisa le prit par les épaules, le traîna jusqu’à ce qu’un autre puisse l’aider, puis ils l’entraînèrent vers le dôme, où ses hommes avaient trouvé refuge. On leur tirait dessus depuis la colline, le chemin qui conduisait au terrain d’atterrissage, au vaisseau.
« Arrêtez-les ! » cria-t-il à ceux qui pouvaient entendre. « Coupez-leur la retraite ! » Il courut en boitant, sur une courte distance ; les rayons sifflaient dans les flaques d’eau, tout autour de lui. Il ralentit, tandis que ses hommes continuaient, s’efforça de continuer.
« Toi venir ! » glapit un Hisa. « Toi venir avec moi ! »
Il tira comme il pouvait, sans tenir compte du Hisa qui voulait l’entraîner dans la forêt. Le tir reprit et un de ses hommes tomba, puis des tirs vinrent de la lisière de la forêt, dirigés sur les soldats, les obligeant à courir, et il suivit en boitant. Les soldats arrivèrent au sommet de la colline, disparurent sur l’autre versant ; ils avaient certainement appelé de l’aide, des renforts, demandé que les canons de la navette soient pointés sur le chemin, afin qu’il soit possible de les abattre quand ils chargeraient. Emilio jura, les yeux pleins de larmes, utilisa le fusil comme béquille, tandis que ses hommes continuaient d’avancer.
« Baissez-vous ! » cria-t-il, progressant péniblement, voyant en imagination le vaisseau décoller, la foule rassemblée autour des images. Les soldats avaient de l’avance, et des armures qui les protégeaient, et une fois de l’autre côté de la colline…
Ils arrivèrent au sommet. Le feu déchira la nuit et presque tous ses hommes se jetèrent immédiatement sur le sol, se mettant à couvert face à un feu qu’ils ne pouvaient affronter. Il se baissa, avança autant que possible, se mit à plat ventre et regarda. Le sol lui-même fumait sous le feu des canons. Les soldats se regroupèrent près de la porte éclairée de la navette, sous un parapluie de feu qui lacérait la pente, rayons vaporisant la pluie, faisant bouillir l’eau et la terre. Les soldats pouvaient gagner ce refuge ; le vaisseau décollerait et attaquerait d’en haut… Rien, il n’y avait rien à faire.
Une ombre envahit le champ, derrière les lignes des soldats, comme une illusion, comme une marée noire se dirigeant vers l’entrée de la navette. Les soldats qui se trouvaient dans la soute la virent, tirèrent… appelèrent sans doute les autres ; ils se tournèrent et Emilio ouvrit le feu dans leur dos, le cœur serré en comprenant ce que c’était, ce que devait être cette troisième force. Il se mit péniblement debout, essayant de toucher les soldats qui se trouvaient dans la soute malgré les rayons qui lacéraient le flanc de la colline. Le flot noir avança sur ses morts, arriva à l’entrée, se dispersa soudainement, reculant désespérément.
Le feu se déchaîna dans la soute, s’étendit aussi bien parmi les soldats que parmi les agresseurs ; le bruit arriva, puis le choc le frappa. Il s’effondra dans la boue et ne bougea plus. Les tirs avaient cessé. Tout était silencieux… la guerre était finie, il n’y avait plus que le clapotis de la pluie dans les flaques.
Les Downers bavardaient avec animation, se massaient derrière lui. Il tenta de se lever dans l’intention de descendre dans cette vallée où les siens étaient morts pour faire sauter la porte du vaisseau.
Puis les lumières du vaisseau s’allumèrent à nouveau et il se remit à tirer, les canons balayant la pente.
Toujours vivant. La fureur s’empara de lui. C’est à peine s’il s’aperçut que des mains se saisissaient de lui et tentaient de le porter… Les Downers, opiniâtrement décidés à l’aider, bavardant et le suppliant.
Puis le vaisseau cessa de tirer et coupa ses moteurs. Resta immobile, les lumières clignotant mais la soute obscure, noircie par le feu, restant ouverte.
Les Downers l’entraînèrent, le soutinrent quand il voulut se lever, le portèrent quand ses jambes cédèrent sous lui. Les doigts minces d’un Hisa lui caressèrent la joue.
« Toi être bien, toi être bien, » répétait la voix. Celle de Bondissant.
Ils passèrent derrière la colline, les Hisas ramassant les blessés et les morts puis, soudain, des silhouettes humaines sortirent de la forêt, des Hisas et des humains.
« Emilio ! » C’était la voix de Miliko. D’autres couraient derrière elle… ceux qui étaient restés… Il se força à courir jusqu’à elle, la serra follement contre lui, un goût de désespoir dans la bouche.
« Ito, » dit-elle. « Ernst… il les ont eus. L’explosion a détruit leur porte. »
— « Ils nous auront, » dit-il. « Ils vont appeler des renforts. »
— « Non. Nous avons un poste de coms ; un message… un message rapide au poste de coms de la base deux, au rassemblement… ils partiront. Nous les avons eus. »
Il se détendit, parce qu’il le pouvait, se sentit faible… regarda dans la direction du vaisseau, invisible derrière la colline ; les moteurs démarrèrent une nouvelle fois, tonnerre inquiétant, un vaisseau désespéré tentant de se sauver.
« Vite ! » dit-elle, essayant de l’aider à marcher, il suivit, entouré de Hisas.
« Vite ! » répétaient inlassablement les Hisas, les entourant tous, ceux qui marchaient, ceux qui, silencieux, étaient portés par les Hisas, qui les conduisirent dans la forêt aux arbres dégoulinants d’eau, puis dans les collines… Ils continuèrent jusqu’au moment où un voile noir lui passa devant les yeux, puis il tomba dans les fougères, fut relevé par une douzaine de mains puissantes, porté au pas de course. Il y avait un trou à flanc de colline ; entouré de rochers.
« Miliko ! » appela-t-il, soudain effrayé à l’idée d’entrer dans le tunnel obscur. Ils le portèrent à l’intérieur, le posèrent et, quelques instants plus tard, des bras le serrèrent, le bercèrent tendrement tandis que la voix de Miliko murmurait à son oreille.
« Tout va bien, » répétait-elle. « Nous tiendrons tous dans les tunnels… les abris de l’hiver, au plus profond des collines… tout va bien. »